"The Emerald Duets" & "String Quartets N° 1-12"

Wadada Leo Smith

Wadada Léo Smith (tp, p), Pheeroan Aklaff (dr), Jack Dejohnette (dr, Fender Rhodes), Han Bennink (dr), Andrew Cyrille (dr) +++

TUM / Orkhêstra

Date de sortie: 10/11/2022

LES COFFRETS DE NOËL
Toujours dans le cadre de la célébration des quatre-vingt ans de Wadada Leo Smith, voici deux nouveaux coffrets. Le premier est un duo trompette-tambours, le second un travail de compositeur autour des cordes : deux territoires déjà abondement exploités par le passé (Ed Blackwell, Sabu Toyozumi, Günter Baby Sommer, Jack DeJohnette, Milford Graves pour les duos trompette-batterie et The California E.A.R. Unit et le Southwest Chamber Music pour les cordes). Et ça continue…

The Emerald Duets

Léo Smith (tp, p), Pheeroan Aklaff (dr), Jack Dejohnette (dr, Fender Rhodes), Han Bennink (dr), Andrew Cyrille (dr).

TUM / Orkhêstra

Celui qui fut son partenaire au sein du New Dalta Akhri maîtrise à la perfection l’art des espaces-distances. Pheroan akLaff, puisque c’est de lui qu’il s’agit, argumente son discours rythmique de fioritures jamais inutiles et toujours intégrées dans le posé phrasé du trompettiste. Parallélisme parfait que ne vient jamais troubler quelque possible distraction. Parfaitement adapté au cérémonial harmonique de Wadada Leo Smith, privilégiant cymbales plutôt que fûts, ne craignant pas d’imposer ruptures et cassures quand la musique l’exige, le batteur bénéficie en outre d’une magnifique prise de son. Sur The Patrioct Act que l’on retrouvera à quatre reprises sur ce coffret, la colère ne sera pas chuchotée et la paire Smith-akLaff se souviendra des effets incendiaires d’un free jazz encore bien vivace ici. Voici pour le premier CD.

The Patriot Act ouvre les débats Wadada Leo Smith-Andrew Cyrille : trompette engagée-enragée opposée à une caisse claire hyper tendue, la rage gronde, ne faiblit jamais. Faisant contrepoint aux percées harmoniques du trompettiste, Cyrille demeure discret, tutoyant presque l’effacement. Méditatifs, les deux musiciens arpentent des sphères où réverbérations, silences, équilibres et résonnances s’impriment au cœur des mélodies, Cyrille étant l’un des batteurs-mélodistes les plus reconnus de la jazzosphère. Le blues passera par là à plusieurs reprises et se jouera d’économie et de précision. En tempo libre, le percussionniste choisira de combler le cercle sans jamais le surcharger, sans jamais s’ouvrir à la rupture. Lenteur, splendeur et unité pour ce second CD. 

Le très bouillonnant Han Bennink n’est pas le genre de percutant à vouloir s’accoquiner avec les espaces. Ainsi quand le trompettiste calme son jeu et passe des doubles-croches aux blanches, l’ami Bennink dégaine des roulements de caisse-claire antédiluviens, nous ramenant à la genèse du jazz. Très peu de minimaliste chez le Batave mais une inouïe richesse de timbres et d’effets virtuoses. Virtuosité et lyrisme que l’on retrouve également chez un trompettiste vif et déployant, ici, une palette harmonique aux éclats souverains. Pas de Patrioct Act pour ce troisième CD, enregistré à Amsterdam en juillet 2014.

Les deux derniers CD de ce coffret sont à la charge de Wadada Leo Smith et de Jack DeJohnette, deux vieux copains en quelque sorte. Pianiste, Jack DeJohnette entrecoupe la matière silence d’accords furtifs et d’arpèges obsessionnels tout en respectant la respiration d’un partenaire à la puissance remarquée et remarquable. Aux drums, il sait éviter toute virtuosité inutile, aidé en cela par un phrasé harmonique du plus bel effet (fûts chantants, parfaitement accordés, jamais aussi expressifs que dans l’exercice du duo). Mais là où se crée un véritable dialogue c’est quand l’un au piano à queue et l’autre au Fender Rhodes tissent de subtiles méditations toutes unies en une prégnante étrangeté. Différé, le retardant avant de le rejoindre, le dialogue reprend rapidement quand tous deux vilipendent le Patrioct Act. Beau et sensible quatrième CD.

Quand arrive le dernier CD (Paradise : the Gardens & Fountains) l’envie est grande de retourner aux précédents duos trompette-tambours du trompettiste. Comme pour vérifier que la mélancolie, toujours nichée chez le trompettiste, s’ouvre à le beauté des sons et des sens, à l’évidence d’un chant d’amour et d’admiration  pour ses semblables (ici bien des pièces sont dédiées à Jelly Roll Morton, Jeanne Lee, Donald Ayler, Tomasz Stanko, Keith Jarrett…), à la spiritualité de ce musicien chaman, parfaitement conscient des injustices et du mépris de puissants. C’est en étant ainsi noble et sans obscurité que la musique de Wadada Leo Smith nous touche si intensément. Profondément. Comme elle touche dans cet ultime CD, un Jack DeJohnette parfait d’écoute, de réciprocité et de proximité. Et peut-être se dessine-t-il ici un possible cousinage avec cette autre sorte de bleu que créa en son temps l’immense Miles. Idéal cadeau de Noël.

PS : le Patrioct Act est une loi crée pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés ( ?!) pour déceler et contrer le terrorisme suite aux attaques du 11 septembre : surveillance des citoyens, écoutes téléphoniques, perquisitions, saisie de biens…. Et ce sans aucune justification.


String Quartets Nos. 1 – 12”

RedKoral Quartet + Wadada Leo Smith (tp), Alison Bjorkedal (harp), Anthony Davis (p), Lynn Vartan (perc), Stuart Fox (gu), Thomas Buckner (voc).

TUM / Orkhêstra

Voici réunis en 7 CD, l’intégralité des douze quatuors à cordes composés par Wadada Leo Smith. Le RedKoral Quartet (Shalini Vijayan, Mona Tian, Andrew McIntosh, Ashley Walters) sera parfois rejoint par la harpiste Alison Bjorkedal, le pianiste Anthony Davis, la percussionniste Lynn Vartan, le guitariste Stuart Fox, le vocaliste Thomas Buckner ainsi que par le compositeur, ici trompettiste.

Petite visite guidée d’une musique intrigante et toujours questionnante.  

La palette contemporaine de Wadada Leo Smith, partagée en cela par nombre de compositeurs-instrumentistes afro-américains (Braxton, Threadgill, Ornette, Mitchell, Abrams) lorgne plutôt du côté de Béla Bartók que de Beethoven. La richesse des timbres utilisés pour le Quatuor 1 & 2 ainsi que les modes de jeu proposés (essaim de cordes, dissymétrie harmonique, glissendis) semble se satisfaire d’une sereine dissonance sans qu’aucune exagération ne pointe son nez ici. Le String Quartet N° 3 (en deux mouvements) possède ceci de commun avec le WLSmith jazzman d’accorder une place de choix aux espaces-silences et équilibrages instrumentaux, tout en introduisant ça et là des unissons inquiets et anxiogènes. Plus relevé, le Quatuor 4 bénéficie de la présence d’une harpe venant arrondir quelque peu les angles secs. Le String Quartet N° 5 avec le rajout d’un deuxième second violon impose déséquilibres et cassures poignantes. Idem pour le String Quartet N° 6, pièce particulièrement intanquille où les deux vieux amis Smith et Anthony Davis viennent effleurer (mais d’un effleurement aussi léger qu’une plume d’ange) quelque trait ayant à voir avec la new thing d’antan. Quant à la guitare acoustique de Stuart Fox invitée sur le septième quatuor, elle est d’une discrétion exemplaire. Pour ne pas dire plus. Les vocalises de Thomas Buckner et la trompette du compositeur mettent à mal l’orthodoxie très nostalgique du String Quartet N°8. Le bouleversant String Quartet N° 9 évoque les mémoires de Ma Rainey et Marian Anderson. Un immense élan de liberté entoure le quatuor à cordes n° 10, dédié à Angela Davis mais, peu à peu, au fil de l’écoute, les caractéristiques du quatuor à cordes s’effritent, deviennent insaisissables.

Le plus ambitieux des quatuors à cordes du compositeur est le onzième. Il couvre deux CD’s et se découpe en neuf mouvements. Les tensions recherchées par WLSmith trouvent écho grâce à des croissements de cordes dissonantes, toujours tendues à l’extrême ou grattées de manière obsessionnelle. L’angoisse peut ainsi s’inviter en de courtes phrases aux reflets coupants (mouvement 2). Le troisième mouvement plus alangui accepte la respiration des cordes puis ambitionne leurs effacements. Créant de fins unissons, les violons entament dialogues sans pourtant y apporter quiétude ou réponse (mouvement 4). L’unisson est vorace, carnassier et un rien mortuaire au début du sixième mouvement avant de se diluer dans des modulations détimbrées. Plus virulentes, plus cascadeuses mais aussi plus symétriques (mouvement 7), les cordes s’affûtent et se rebellent (mouvement 8) avant de s’imposer stridentes et affolées (mouvement 9).

De manière nostalgique et apaisée se clôture ce coffret avec le String Quartet N° 12 en deux mouvements et d’une durée de vingt minutes seulement. Que le lecteur veuille bien m’excuser : passer de jazz critic à critique de musique contemporaine n’est pas chose aisée. Vous l’aurez sans doute remarqué en lisant ces quelques lignes.

Luc BOUQUET

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