Le Son des Peuples est un festival original de jazz et musiques improvisées porté par la Compagnie Naïnô Production et qui en est à sa troisième édition après deux ans de contraintes sanitaires. Projet exigeant loin des autoroutes, il emprunte des chemins de traverse pour nous faire découvrir des talents actuels très variés. Porté par Pascal Charrier, guitariste, compositeur et producteur qui a créé la compagnie et le label de disques NaïNô, ainsi que par Julien Biardeau son chargé de communication, il s’est tenu du 28 avril au 7 mai entre Avignon et Forcalquier en passant par Maubec et Apt. Ce festival foisonnant veut amener la question de l’écriture et de l’improvisation autour du jazz pour inviter le public à réfléchir au fait que le jazz est une musique populaire, un terrain de jeux et de créations infinies à la culture très ouverte.
Première démonstration le jeudi 28 avril à l’Ajmi d’Avignon où s’est produit The Archetypal Syndicate à la sortie d’une résidence de quelques jours. Trois musiciens qui sont ailleurs batteur, pianiste et violoncelliste et qui ici vont se saisir d’une guitare électrique et d’une guitare portugaise pour Karsten Hochapfel, d’un guembri (instrument traditionnel d’Afrique du Nord à cordes pincées des Gnaouas) et d’une armada de kalimbas pour Paul Wacrenier, et de tout un éventail percussif autour d’une batterie pour Sven Clerx.
Le trio a déjà sorti un disque à la pochette psychédélique en juin 2019, « Non Locality » sur le label Gigantonium. L’association de ces instruments est pour le moins originale et surprenante avec des compositions assez élaborées, existant sur le disque mais allongées ce soir là grâce à la capacité d’improvisation des musiciens.
Quatre sessions, la dernière étant la plus longue, qui nous entraînent vite dans une espèce de transe avec un mélange de boucles répétitives minimalistes hypnotiques à la manière d’un groupe américain peu connu, le « Joshua Abrams Natural Information Society« , le leader utilisant aussi un guembri; ou même d’un Steve Reich ou d’un Terry Riley, musiciens que j’apprécie énormément. On aime ou pas… J’avoue que la quatrième et très longue session m’a vite lassée. Et les décibels sur la fin furent pour moi une épreuve de même que la chaleur, surtout pour les musiciens. Du coup, je me suis esquivée au rappel. Que cette fuite me soit pardonnée car ce concert était malgré tout très intéressant.
Jeudi 5 mai, le pianiste finlandais Kari Ikonen a joué à l’Ajmi pour nous présenter son premier album solo, lui qui est apparu en tant que leader ou non dans plus de cinquante albums. Un univers à lui tout seul ! Entendu dans ce même lieu en décembre 2017 dans l’Orchestra Nazionale della Luna du saxophoniste Manuel Hermia, il m’avait déjà frappée par son jeu magnifique. Dans ce dernier disque « Impressions, Improvisations et Compositions » inspiré par le peintre Kandisky, paru en janvier 2021 sur le label Ozella Music, ce jeu s’étend encore plus grâce à son invention qu’il va faire breveter, le Maqiano (contraction de maqâm et piano), petite installation sur les cordes du piano acoustique qui permet au pianiste de jouer le Maqâmat (gammes arabes) avec des micro intervalles, d’où des timbres surprenants et une grande palette mélodique. Il faut dire que cela fait plus de 20 ans que Kari Ikonen explore les musiques arabes, turques et japonaises d’où la richesse surprenante de ses compositions et improvisations. Des titres comme « Taqsim on Maqam Saba » ou « Koto » (instrument traditionnel japonais mais aussi maison en finnois) en sont une belle illustration. Tout comme l’émouvant « The Evergreen Earth« . Il n’oubliera pas ses maîtres comme Wayne Shorter avec la composition « Pinnochio« . Ce concert plein de surprises fut donc un beau moment de grâce et d’évasion.
Le Festival s’est ensuite déplacé à Apt le lendemain vendredi 6 mai à 19h avec le trio coloré et dansant « Dancing Birds« composé de Gabriel Midon à la contrebasse, Ariel Tessier à la batterie et Julien Soro aux saxophones, remplacé au dernier moment (pour cause de malencontreuse fracture du coude) par Charley Rose au ténor. Un trio collectif plein de vie qui amène des compositions personnelles de chacun ou presque, à retrouver sur le superbe disque enregistré en octobre 2020 après cette période de frustration et sorti le 15 février dernier; ce qui explique cette envie folle de liberté et d’envol comme des oiseaux trop longtemps enfermés. Et c’est perceptible de suite en concert où ça joue furieusement avec un son de contrebasse boisé et chantant magnifique pour Gabriel Midon, musicien tout en retenue et écoute, multi-instrumentiste jouant aussi du piano et du saxophone. Charley Rose amène sa puissance de souffle et toute ses nuances, lui que nous avions eu l’occasion d’apprécier dans son trio à l’Ajmi en février dernier. Il y apporte ce soir plus de sûreté et de maturité. On y ajoute la présence attentive et passionnante de la batterie et sa rythmique impeccable comme sait la pratiquer Ariel Tessier entendu dans de nombreux concerts et la sauce prend immédiatement.
Presque toutes les compositions du disque seront jouées ce soir avec deux du saxophoniste, le tonique et déjanté « Bichon’s Honeymoon » et le nostalgique « No Se Come Te Llama » entendu en février. Une fin en devinette sur un titre des Beatles « Dig a Pony » concluera ce concert chaleureusement applaudi par un public scotché devant ce trio qui nous a fait vivre un grand moment, avec un rappel sur « Work » de Thelonius Monk en prime. Je ne saurai trop vous recommander d’écouter le disque, sur lequel vient se greffer le saxophone alto de Léa Ciechelski, quatrième bel oiseau plein de vie.
C’est ensuite le groupe Yantras porté par le trompettiste Olivier Laisney qui a joué à la Salle des Fêtes à 21h. Avec lui, Magic Malik à la flûte traversière et à la voix, Romain Clerc-Renaud aux synthétiseurs, Sarah Murcia à la contrebasse et Franck Vaillant à la batterie et électronique. Sur le disque « Monks of Nothingness » sorti en janvier 2021 sur le label Onze Heures Onze, était présent aussi le rappeur Mike Ladd.
Les yantras sont un support de méditation dans l’hindouisme, des sortes de mandalas avec des figures géométriques qui s’imbriquent où chaque musicien va se faire une place symbolique pour nous plonger aussi dans un état second.
L’ambiance sombre de la scène (difficile pour la photo) est supposée aider et s’accorde bien avec cette musique assez oppressante où l’électronique se fait une place forte, un peu trop, avec un effet de saturation au niveau de la batterie de Franck Vaillant. C’est un peu dommage, car par ailleurs la partie légère est agréablement amenée par la flûte de Magic Malik jouant à l’oiseau, Olivier Laisney étant un passionné connu d’Olivier Messiaen, par la belle contrebasse de Sarah Murcia et les volutes des synthés. La trompette ne s’impose jamais et équilibre le tout.
Les yantras se succèdent avec en particulier « L’Hermite« , « Sonnet« , « L’Homme Vague« . Le sixième yantra en rappel est superbe et le public semble acquis à cette musique plutôt séduisante où plus de subtilité de la batterie aurait été heureuse et où le rap de Mike Ladd aurait été un petit plus sur certaines compositions.
Samedi 7 mai, il fait très beau à Apt et c’est le grand marché provençal. Trois impromtus musicaux ont été prévus chez deux commerçants et à la médiathèque avec les deux clarinettistes du groupe Nakama qui se produira dans la soirée. Le très grand Andreas Hoem Røysum triche avec sa colonne d’air hors norme pour nous impressionner avec son souffle continu. Tandis que l’épicière italienne esquisse quelques pas de danse avec Klaus Holm. Un agréable moment qui implique la vie locale.
Et voilà en tea-time à la MJC l’Archipop, le projet enthousiasmant tout frais moulu de trois claviéristes. Sébastien Lalisse et Olivier Maurel en sont à l’origine et ont invité Julien Tamisier (le directeur de l’Ajmi entre autres) à se joindre à eux. Une belle idée qui n’avait encore pas vu le jour, les claviéristes jouant rarement entre eux. C’est donc un trio inédit qui nous dévoile ses compositions (cinq) en avant-première avec toute l’émotion que cela implique.
Piano acoustique, synthétiseurs analogiques des années 60 à 80, mellotron vont se mêler pour produire des sonorités captivantes. La première composition « Un Peu de Neige » démarre sur une ambiance qui me fait penser à la série Twin Peaks de David Lynch, tandis que « Le Périple de Margot » continue encore l’ambiance cinématographique. Chacun amène sa grande expérience et son langage, en tissant à trois une large géographie nous entraînant dans une douce rêverie, surtout que le lieu feutré y incite.
Une reprise sur « No Quarter » de Led Zeppelin sera jouée avec bonheur en rappel pour conclure ce bien joli moment en apesanteur.
Le temps s’est rafraîchi après l’orage. On file se réchauffer à la Salle des Fêtes écouter IRANHE à 19h, concert illustrant parfaitement la volonté du Son des Peuples de faire tomber les frontières musicales du jazz et d’ouvrir cette musique libre à tous. IRANHE (terme occitan pour désigner l’oiseau « grimpereau des jardins »), ce sont quatre musiciens troubadours à la croisée du jazz et de la musique traditionnelle occitane: Arnaud Fromont, autodidacte et poète au grand cœur, (lire ses poésies sur le site d’Iranhe) joue de sa voix grave sur des textes profonds lus en occitan ou français, en empruntant sa bombarde. David Bouvard l’accompagne au violon et sur la fin à la guimbarde. A leurs côtés, dans une ombre encore bien difficile pour les photographes, Jacques Sorrentini- Zibjan à la contrebasse et Vincent Roussel à la batterie et percussions.
Dans une ambiance crépusculaire donc, c’est un peu une messe noire qui sera célébrée ce soir, avec une musique incantatoire débutant sur une poésie prophétique de Roland Pécout, poète contemporain occitan, qu’Arnaud Fromont nous rapporte ensuite en français « …Et les pays molochs arrogants et fiers voient leur Tour de Babel s’écrouler d’un coup… ». Bourrées et rigodons se suivent pour détendre un peu l’atmosphère malgré tout, mais on sent bien que ces quatre-là sont lucides. C’est un peu une musique d’avant la fin du monde avec d’ailleurs un texte final « Depuis la fin du monde, on raconte que les chats sauvages mangent les prêtres… » sur un rythme lancinant amené par l’excellent batteur. Beau concert donc, surprenant, à la fois ténébreux et (faussement) enjoué dont les musiciens talentueux loin des sunlights mériteraient plus de lumière, au sens propre comme au figuré. Écoutez leur album digital « Lo Promier » sorti en janvier 2019 sur leur site, il vaut le détour.
Enfin ce fut le feu d’artifice final à 21h dans la même salle des Fêtes pour clôturer le festival le Son des Peuples avec NAKAMA (camarade en japonais), quintet norvégien dirigé par le contrebassiste Christian Meaas Svendsen. Avec lui on trouve Andreas Hoem Røysum (clarinettes), Klaus Holm (clarinette et saxophone), Ayumi Tanaka au piano et Andreas Wildhagen à la batterie. Ils avaient joué la veille à Forcalquier dans le cadre du même festival. Constitué en 2015, ce quintet a déjà à son actif cinq disques sortis sur leur label Nakama Records.
On est rarement déçu avec les musiciens nordiques et ce fut effectivement un moment magique, mêlant construction contemporaine et structures mélodiques.
Le concert commence aussi dans une ambiance encore plus sombre que le précédent, tout en douceur avec tempo très lent et chuchotis slappé des clarinettes provoquant une tension pleine de mystère, avant que le contrebassiste ne se mette lui aussi à émettre des incantations dans une langue imaginaire issue de japonais ancien. Serait-ce le soir des messes noires? Puis le duo des soufflants monte en puissance, comme deux oiseaux bavardant passionnément dont les notes virevoltent et donnent le tournis dans une harmonie déchirante. Ce fut un grand moment qui sera suivi de beaucoup d’autres, car chaque composition commence souvent dans la confidence pour terminer en interaction extraordinaire entre les musiciens, avec une pianiste exceptionnelle qui donne l’impression d’avoir plus de deux mains et est tout simplement hors norme. A noter qu’en octobre 2021, le trio qu’elle a formé avec le même bassiste et le batteur Per Oddvar Johansen a publié son premier album ECM, « Subaqueous Silence ». Rien d’étonnant dans cette musique qui sait allier les silences et les conversations. Quant au contrebassiste, c’est la première fois que nous assisterons à une démonstration furieuse de contrebasse « flamenco », tant il a su imprimer sur les cordes et le corps de son instrument des sons incroyables.
Un final fluide et mélodieux terminera ce concert captivant très applaudi qui fera date dans l’histoire du festival.
La soirée se finira avec Big Buddha DJ set pour entraîner les spectateurs dans la danse, ou tout du moins ceux qui sont restés, car c’était difficile après un tel concert de repasser dans un autre univers.
Voilà donc les concerts auxquels j’ai assisté en regrettant mon absence en d’autres lieux, tels que la Gare de Coustellet à Maubec où se sont produits vendredi 29 avril le groupe avignonnais OBERON (avec Adam Guiraud à la guitare, Nathan Bruel à la basse et Ugo Deschamps à la batterie et percussions) puis le groupe GO TO THE DOGS , lauréats du sixième Jazz Migration (avec Aristide d’Agostino à la trompette, Arnaud Edel à la guitare, Thibaud Thiolon aux saxophones et clarinette, Samuel Foucault à la basse et Jean-Emmanuel Doucet à la batterie). Le samedi matin 30 avril, Pascal Charrier a accompagné l’Orchestre de l’Arbre sur le parvis du Conservatoire du Grand Avignon. Tout au long de la saison 2021-2022, musiciens amateurs et intervenants professionnels confectionnent ensemble un répertoire commun et unique qui sera restitué en concert ce matin-là. C’est un beau projet collectif pour musiciens de tous âges et de tous niveaux.
Mercredi 4 mai avait lieu à la MJC l’Archipop d’Apt une masterclass entre le groupe NAKAMA et l’Orchestre de l’Arbre, qui a été paraît-il d’une grande richesse. Tandis que dans le même lieu à 19h Fanny Ménégoz (Flûtes traversières) et Rafael Koerner (batterie) dévoilaient leur duo DUNE. Enfin le jeudi 5 mai, une journée de pratique et d’échange en la présence du quintet norvégien Nakama a réuni les musiciens participant au festival et les musiciens de la région à la Chapelle baroque du Conservatoire d’Apt.
Merci à Pascal Charrier, à Julien Biardeau et à toute l’équipe pour leur accueil chaleureux et ce joli festival qui va certainement grandir un peu plus chaque année !
Florence Ducommun, texte et photos