Le club de jazz incontournable, situé sous le Jardin du Palais des Papes, a encore brillé cette année avec une programmation de l’AJMI à la fois éclectique et abordable, amenant un public chaque fois plus nombreux et passionné. Je rapporte ici huit concerts auxquels j’ai pu assister parmi d’autres non moins intéressants.
Ainsi vendredi 25 novembre, le saxophoniste et compositeur Julien Pontvianne nous a présentés le dernier disque de son sextet ABHRA, intitulé “Seven Poems on Water “. Créateur du collectif Onze Heures Onze avec Olivier Laisney et Alexandre Herer et du label du même nom, il a réuni dans Abhra cinq autres musiciens et improvisateurs renommés, à savoir la suédoise Isabel Sörling à la voix, les italiens Francesco Diodati à la guitare et Matteo Bortone à la contrebasse, Adèle Viret au violoncelle et Alexandre Herer au clavier. Un premier disque au nom éponyme était sorti en 2016 autour de textes de Henry David Thoreau. Le concert commencera et finira en rappel d’ailleurs sur une des compositions de ce disque, Be Blown absolument superbe, et le dernier morceau également intitulé tout simplement Walden faisant référence à son livre “Walden ou la Vie dans les Bois” et au lac du même nom. Pour le second disque, un seul thème, celui de l’eau à travers des textes de poètes et poétesses de sept pays différents (mis en “chansons” extraordinairement interprétées par Isabel Sörling qui s’impose de plus en plus comme une chanteuse incontournable dans le paysage jazz).
Comment décrire alors cet espace-temps presque trop court (environ une heure), suspendu en apesanteur au-dessus de nos têtes attentives avec une émotion grandissante? Les qualificatifs manquent: aérien, subtil, fluide comme l’eau justement, profond, intimiste… Tout le monde a été fortement touché par cette grâce je crois. Les mélodies, les textes, la concentration des musiciens, le silence et la lenteur paradoxales, tout a concouru à cette belle célébration, et de la poésie et de l’eau symbole de vie, dans une atmosphère très recueillie (en sachant que Abhra justement signifie entre autres atmosphère en sanskrit). J’ai été particulièrement touchée par la composition This is Where the Sea Ends où la violoncelliste étire ses notes à l’extrême comme un chant de baleine à vous filer la chair de poule. Ainsi que par la poésie du poète turc Nazim Hikmet Fable of Fables”. Mais tout a été vraiment un enchantement au sens littéral, que le label ECM n’aurait pas renié si ces deux disques étaient tombés dans son escarcelle!
Le jeudi 1° décembre, quatre improvisateurs réputés, quatre femmes et hommes libres nous ont offert dans leur quartet Blind IO l’avant-première d’un album en préparation, à travers un concert totalement spontané mené de main de maître par le batteur belge Teun Verbruggen. Il était entouré de la saxophoniste allemande Ingrid Laubrock installée à Brooklyn depuis 2009, du jeune et passionnant pianiste Bram De Looze entendu ce printemps à l’Ajmi avec le batteur Joey Baron et de la star de la musique électroacoustique japonaise Ikue Mori. Autant dire la fine fleur du jazz international!
Teun Verbruggen était déjà venu à l’Ajmi à la fin de l’année 2017 dans l’Orchestra Nazionale Della Luna où il m’avait marquée, en compagnie du saxophoniste Manuel Hermia, du pianiste Kari Ikonen et du contrebassiste Sébastien Boisseau où ils furent d’ailleurs enregistrés (AJMILIVE#23). Ce soir, autre univers avec un discours très imagé de près d’une heure tenu en équilibre à la limite du déséquilibre. Des compositions instantanées toujours improvisées et foisonnantes, alternant moments intenses ou calmes, entre harmonie et dissonance, dans une concentration extrême. La saxophoniste alterne ténor et soprano avec brio, le batteur amène un jeu bouillonnant les yeux fermés et pourtant attentifs, mais sait aussi se rendre mystérieux à travers différents artifices. Une alchimie très particulière se crée peu à peu surtout pour la profane que je suis dans ce type de jazz improvisé et je me surprends à être captivée par ces paysages où l’arrière-fond esquissé par Ikue Mori nous emmène. Une peinture sonore à huit mains très riche et vivante qui certes n’est pas à la portée de tout le monde, mais a su captiver malgré tout une assemblée avertie.
Deux musiciens bien connus de l’Ajmi que je suis attentivement depuis presque quinze ans, sont venus à nouveau nous enchanter le jeudi 23 février avec un concert à guichet fermé. Il s’agit d’Emile Parisien au saxophone soprano et Roberto Negro au piano dans leur projet intitulé “Les Métanuits”, relecture ô combien séduisante du premier quatuor à cordes (!) du compositeur György Ligeti (1923-2006). Un projet qui date d’environ huit ans que j’avais déjà eu le privilège d’entendre à Paris le 30 avril 2016 à La Générale dans le cadre des soirées Tricot du Tricollectif, une véritable marmite de talents. En huit ans, le duo s’est enrichi et fortifié et a même enregistré récemment un disque de cette création dont la sortie ne saurait tarder. C’est un duo qui tourne certes mais pas assez, les programmateurs craignant que le public soit rebuté par la musique contemporaine de Ligeti. Or, c’est chaque fois un succès comme ce soir, l’Ajmi ayant même refusé du monde. Ce fut un concert d’une traite d’environ une heure, totalement habité par les deux protagonistes en osmose parfaite, d’une intensité haletante avec un public suspendu aux mains du pianiste et aux lèvres du saxophoniste. Nous assistons à une conversation alternant des montées en puissance où Roberto Negro exploite tout le clavier pour exploser dans un final cathartique puissant qui redescend pour mourir doucement, avec une relève où Emile Parisien fait pleurer délicatement son saxophone. C’est un véritable acte d’amour qui se joue devant nous en musique, à la fois doux et fougueux, avec le son caressant unique du saxophoniste. Certains passages au piano me rappellent les Gymnopédies et les Gnossiennes d’Erik Satie dans les parties lento du pianiste. L’improvisation permanente tourne autour d’une trame sous-tendue par quelques facéties, baguette et imitation de métronome tout à fait jouissives. Les dernières notes s’étirent à l’infini. C’est déjà terminé? Les applaudissements fusent, le public ovationne le duo en se levant, c’est le triomphe une fois de plus et beaucoup de bonheur pour tous.
Jeudi 2 mars, jour funeste de la disparition du fameux saxophoniste Wayne Shorter, nous recevons un de ses plus grands admirateurs qui a marché dans ses pas, le saxophoniste Jean-Charles Richard, accompagné de l’immense pianiste Marc Copland, puis de la chanteuse Claudia Solal , tous trois des fidèles du club. Ils nous ont présenté, mais pas que, leur dernière création “L’Etoffe des Rêves” où joue également en invité le violoncelliste Vincent Segal absent ce soir. Le disque a été enregistré au studio de la Buissonne puis est sorti sur le label ECM au printemps dernier. Pour la petite anecdote liant Jean-Charles Richard à son maître Wayne Shorter, sachez que le premier a réussi à faire adopter au second la marque Selmer au lieu de son Yamaha habituel! A présent, fermez les yeux et laissez-vous transporter par ce concert aérien et plein de poésie. Jean-Charles Richard n’utilisera ce soir que le saxophone soprano. Une première composition arrangée par Marc Copland à partir du Crescent de John Coltrane donne le ton. Aucune note inutile, tout est dans l’épure et la respiration, sans démonstration inutile. Suivent Calder, composition du saxophoniste en hommage au célèbre plasticien, puis Giverny que l’on trouve dans l’album. Marc Copland est plongé dans ses notes et chantonne doucement sur une autre de ses compositions Day and Night. L’ombre de Wayne Shorter planera ce soir surtout quand on se souvient du duo que ce dernier formait avec Herbie Hancock dans le célèbre “1+1” paru en 1997 sur le label Verve Records. Beaucoup d’émotion se dégage de ce concert dans ces circonstances. En hommage au saxophoniste disparu, le duo joue une pièce de ce dernier écrite pour sa compagne, Miyako. Puis la chanteuse Claudia Solal rejoint le duo sur scène pour nous interpréter l’Ophelia’s Death (Hamlet de Shakespeare) qui a inspiré tant d’artistes. La voix doit se chauffer un peu avant d’atteindre sa pleine personnalité, extrêmement attachante, doublée d’une présence et d’une gestuelle qui lui sont très personnelles. Claudia Solal ne fait pas que chanter, elle incarne ses mélodies et à l’identique de ses compagnons, n’en fait pas trop. Suit la version tragique de Rimbaud sur la première partie de son poème Ophélie”en duo avec Marc Copland. Est ensuite très applaudi un duo unique avec Jean-Charles Richard où leurs deux souffles et voix s’entremêlent. Le Russian Prince du disque s’invite, cette fois en trio, puis le concert se termine sur Lush Life de Billy Strayhorn, compagnon de route de Duke Ellington. Et même si le disque n’a finalement été que très peu joué, le rêve nous a tous enveloppés et bercés grâce à ces trois géants de la musique, discrets et pleins de modestie, alors que leur parcours à chacun est si impressionnant.
Décidément le saxophone est à l’honneur puisque le jeudi 9 mars, ce fut le tour du saxophoniste Julien Soro venu nous présenter son dernier trio nommé “Players” en compagnie du batteur Ariel Tessier et du vibraphoniste Stephan Caracci avec lesquels il joue depuis plus de dix ans. Le disque vient de sortir ce mois-ci sur le label allemand Neuklang. Un concert inratable pour la fan totale de ces trois musiciens, ayant déjà eu l’occasion de les écouter à maintes reprises avec bonheur: Julien Soro en duo avec Raphaël Schwab à Arles et Junas en 2016, le même Julien avec Stephan Caracci en 2012 dans Big Four à La Tour d’Aigues et Ariel Tessier moult fois dans diverses formations. Des musiciens doués et accessibles qui ne me lassent jamais, en têtes chercheuses qu’ils sont. Et c’est dans cet esprit de liberté totale, sur une trame certes déjà écrite, mais jamais identique qu’ils interprètent leur disque ce soir. Wayne Shorter est d’ailleurs évoqué à nouveau, en faisant référence à un superbe documentaire ” The Language of the Unknown” où ce maître du saxophone emmène ses compagnons justement en terre inconnue. Et c’est ce que fait Julien Soro ce soir entrainant le batteur et la vibraphoniste sur des terrains et des phrasés palpitants et souvent poétiques. Ils font déjà une entrée sur scène avec raquettes et balles de ping-pong avec Dreaming Ping, Drumming Pong et enchaînent sur l’envoûtant Snake Skin. Les rythmes et les mélodies varient constamment sans une seconde d’ennui. Stephan Caracci tout sourire et Julien Soro (à la fois au soprano et surtout au ténor) utilisent aussi des claviers amenant une autre dimension à cette musique originale. Il est très net que chacun est dans la jouissance de cette création perpétuelle qui nous est donnée en cadeau! Les solos de batterie (comme dans Sing, Play and Swing) ou de vibraphone résonnent avec délice dans notre tête et le dernier morceau Weird Dance ainsi que le rappel au saxophone soprano achèvent cet excellent concert qui fera trace dans mes souvenirs.
Les concerts se suivent et ne se ressemblent pas et tiens, pas de saxophone ce jeudi 23 mars, mais une trompette et bugle, et quelle trompette puisqu’il s’agissait de celle de Fabrice Martinez qui est presque comme chez lui dans notre club et qu’on attendait de pied ferme! Il venait nous présenter son dernier projet “Stev’In My Mind” en belle compagnie avec le bassiste Raymond Doumbé (qui a accompagné entre autres Miriam Makeba, Manu Dibango, Archie Shepp, Bobby Few et a même croisé Miles Davis), le batteur Romaric Nzaou (que Fabrice est spécialement allé chercher au Congo), la claviériste Bettina Kee alias Ornette, une sacrée nénette également actrice, rencontrée dans Le Sacre du Tympan de Fred Pallem et le guitariste Julien Lacharme alias Djul (qui a tourné neuf ans avec Alpha Blondy). Une belle équipe dans l’esprit de Stevie Wonder avec le but de reprendre sa musique des années 70 au travers de la musique traditionnelle africaine. Comme on peut le deviner ce sera pratiquement une heure trente de plongée dans l’univers de Stevie Wonder à travers des reprises et des impros, le trompettiste s’imprégnant de ses harmonies et de ses rythmiques pour peut-être réveiller Stevie qui s’est réfugié la plupart du temps au Ghana et ne fait plus beaucoup parler de lui…et l’emmener ailleurs vers ses racines. Beaucoup de plaisir manifeste entre les cinq musiciens avec un Fabrice Martinez en grande forme qui sait parler à son public qui lui est acquis et glisse soudain dans l’endiablé Boogie on Reggae Woman une phrase du standard de Mingus “Good Bye Pork Pie Hat”. Ou bien emmène Stevie dans des accents à la Gainsbourg dans un Stev’In My Mind chanté et repris par l’auditoire. Le guitariste donne le frisson, la basse de Raymond prend aux entrailles, Bettina Kee est intense et le batteur royal, tandis que Fabrice Martinez est toujours aussi emballant dans sa façon de jouer et d’alterner trompette, bouchée ou non et bugle, nous sortant d’incroyables sonorités avec une présence soutenue. Un concert qui démange les jambes et donne envie de fredonner, qui serait encore meilleur en extérieur tellement ça groove. Ce soir, la salle était comble et le public chauffé à blanc et personne n’a boudé son plaisir
Le quintet se déplaçait ensuite le lendemain à Vitrolles puis à Saint Claude avant le Triton à Paris. L’enregistrement est pour bientôt et le disque devrait sortir à l’automne.
“Place Miollis“, c’est une jolie petite place discrète et tranquille à Aix en Provence et c’est sous ce nom que le pianiste Sébastien Lalisse a choisi de réunir son quartet qui existe depuis plus de douze ans à présent. Réunissant avec lui François Cordas au saxophone ténor, Pierre Fenichel à la contrebasse et Frederic Pasqua à la batterie, le quartet s’est produit jeudi 30 mars. Pour ma part, je connais ces musiciens qui habitent tous notre secteur sud-est depuis quelques années. J’ai eu l’occasion d’entendre l’an passé Sebastien Lalisse à Apt pour le Festival Le Son des Peuples en trio de claviers avec Olivier Maurel et Julien Tamisier (notre directeur de l’Ajmi), ainsi que dans le trio du saxophoniste Maxime Atger avec Pierre-François Maurin à la contrebasse à l’Avignon Jazz Festival. Et j’avais remarqué et fort apprécié déjà son jeu à la fois posé, léger et sans fioritures inutiles. Un superbe solo de piano débute le concert, auquel se joignent bientôt les autres musiciens tout aussi pianissimo. Ce sont les premières notes du joli Périple de Margot suivi d’une ancienne composition de presque trente ans déjà Miollis Waltz. Le pianiste enchaîne ensuite avec La Lune est Pleine, à la très belle écriture aérienne et envoûtante plus récente attaquée au Mellotron, qui m’accroche totalement. Les mélodies sont très variées et recherchées, et quelques pas de valse sont même esquissés sur La Valse aux Menteurs, suivie de Finitudes composition plus récente, puis La Belle de Mai avec en conclusion Blues for Pat. Tout le long de ce concert, François Cordas dévoile une palette de sons incroyables du plus doux au plus intense tandis que les soli mémorables de batterie de Fred Pasqua sur “La Lune est pleine” et “Blues for Pat” déploient un éventail remarquable de nuances. Pierre Fenichel en est la colonne vertébrale essentielle avec une sonorité magnifique de sa contrebasse. Je ne l’ai sans doute pas assez souligné, mais l’ingénieur du son Nicolas Baillard fait un travail formidable. Le disque vient d’être enregistré sur le label Ajmi Series de notre club et c’est fort heureux car ce quartet sudiste aux musiciens discrets qui a tout pour plaire mérite d’être gravé dans les mémoires.
Le jeudi 6 avril c’était l’anniversaire de Matthieu Donarier qui n’est pas passé inaperçu sur la scène du club. Voilà 25 ans que le saxophoniste et clarinettiste sévit dans différentes formations avec bonheur et nous le connaissons bien à l’Ajmi, de même que ses compagnons ce soir, la pianiste Eve Risser et le violoncelliste Karsten Hochapfel qui viennent nous interpréter pour la toute première fois “Bestiaire#01, Explorations” dans cette configuration. Car le groupe est composé en fait de sept musiciens dont il est le pilier et compositeur, avec le percussionniste Toma Gouband (le disque avec ces quatre interprètes est sorti l’automne dernier sur le label hongrois BMC Records), Gilles Coronado, Samuel Blaser et Christophe Lavergne. Et sa conception est de fonctionner dans n’importe quelle combinaison en une formidable marmite créative concoctée par ce magicien qu’est Matthieu Donarier ! Comment résumer ce concert d’environ 85 minutes en sachant que le disque en fait 40 de moins? C’est tout dire de la capacité du trio à partir en exploration et en improvisation sur une trame très écrite laissant la place néanmoins à un imaginaire poétique débordant de vitalité. Le mot bestiaire fait référence à une iconographie animalière notamment du Moyen-Age concernant des bêtes réelles ou légendaires. Ici, la musique dépeint le fantastique d’un univers infiniment petit au milieu de grands espaces explorés par un éthologue fictif nommé Russel Twang. Les trois musiciens sont des défricheurs qui nous peignent ce grand tableau naturaliste, les aubes, les crépuscules, les feux de camps et les feux de cheminée, les cieux et la glace, le vent et le discours secret des bêtes… Le ténor au son grave et large alterne avec le son plus subtil de la clarinette; le violoncelliste aperçu souvent avec la flûtiste Naissam Jalal, apporte tantôt avec ses doigts, tantôt avec l’archet, sa voix unique explorée à 360 degrés; tandis qu’Eve Risser comme à son habitude est une aventurière totalement à l’aise à l’imagination débridée avec son piano préparé. Il y a souvent des boucles répétitives, de jouissives récurrences reprises par chacun. C’est une musique exigeante pleine de nuances qui doit s’écouter et se réécouter les yeux à demi-fermés en se laissant aller à une douce rêverie. Bref, un beau voyage en terra incognita!
Voyage qui n’est pas terminé pour l’Ajmi, puisque quelques concerts sont encore programmés d’ici la fin juin, sur place ou à la Bibliothèque Ceccano d’Avignon lors de Midis-Sandwichs. Je vous invite à consulter la belle programmation restante sur leur site.
Florence Ducommun, texte et photos