Un automne à l’ AJMI

« La meilleure façon d’écouter du jazz, c’est d’en voir », voilà la devise de l’Ajmi Club de jazz d’Avignon à laquelle l’équipe très active donne vie régulièrement. Haut lieu du jazz et musiques improvisées piloté longtemps par le très connu Jean-Paul Ricard, c’est le rendez-vous incontournable de tout afficionado de ce genre de musique vivante et éclectique. Voici donc le compte-rendu des concerts qui se sont tenus en majorité le jeudi soir ce dernier trimestre de l’année 2021, dans une salle toujours pleine, tant les auditeurs ont été sevrés brutalement quelques longs mois.


Vendredi 1°octobre, « Revolut!on » de François Corneloup, sorti en novembre 2019 chez MCO/Socadisc, reprend la route et inaugure la saison pour nous bousculer après ce long sommeil entre le Périscope de Lyon la veille et le Moulin à Jazz de Vitrolles le lendemain. Concert coup de cœur en ce qui me concerne, qui a emballé une salle comble, quasi d’une seule tenue avec des alternances de douceurs et d’envolées incandescentes! Ah les accords entre le saxophone et le trombone dans le titre « Fileuse » dédié à la contrebassiste Hélène Labarrière ! Et la douce ritournelle d’ « Un Cœur Simple » ! Jazz, pop music, rock fusionnent avec des regards et une joie de jouer des cinq musiciens qui est plus que palpable, elle est communicative! Et pour finir une reprise (non révélée) d’un titre des Beatles « Tomorrow Never Knows » sur lequel beaucoup ont bien séché.

Line Up : François Corneloup saxophone baryton, Sophia Domancich Fender Rhodes, Vincent Tortiller batterie, Simon Girard trombone et Joachim Florent basse électrique.


Jeudi 7 octobre, le Kami Octet du guitariste Pascal Charrier nous a fait le privilège de jouer devant nous son travail de sortie de résidence à l’Ajmi. Ce nouvel opus intitulé « Workers-Une Musique Populaire » est un hommage à ce qui a fait naître le jazz, inspiré par des ouvrages historiques (Howard Zinn « Une histoire populaire des États-Unis », Caroline Rolland-Diamond « Black America », W.E.B DuBois « Les âmes du peuple noir »). Des poèmes de ce dernier et également un texte d’Apollinaire sont déclamés à merveille par Emilie Lesbros et nous font assister à la naissance du jazz dans la douleur mais aussi la joie, parfaitement illustrés par la parole et une écriture exigeante à la fois savante et populaire où les instruments se croisent et dialoguent. Quel bonheur d’écouter cet octet qui brode librement et caracole ou se calme dans la douceur sur un canevas aux larges mailles nous emmenant dans des territoires parfois inconnus! Cette réussite est accentuée par le choix sans faute des sept musiciens qui entourent Pascal Charrier

Line Up: Pascal Charrier : guitare, composition, direction, poèmes, Émilie Lesbros : chant, récitation, Leïla Soldevila : contrebasse, Yann Lecollaire : clarinette basse, Nicolas Pointard : batterie, Paul Wacrenier : piano, Julien Soro : saxophone alto, Simon Girard : trombone


Jeudi 4 novembre fut une soirée magnifique grâce au trio nouvellement formé par le pianiste Bruno Angelini avec le trompettiste Fabrice Martinez et le batteur Eric Echampard. Ces trois-là étaient faits pour s’entendre, eux qui viennent régulièrement à l’AJMI dans d’autres formations ou en solo comme pour le pianiste et cela fait plus de dix ans que je les connais et les apprécie infiniment. C’était donc une soirée attendue et incontournable dans une salle pleine à craquer faisant chaud au cœur. « Transatlantic Roots » est né de la fascination du pianiste depuis l’enfance pour les États-Unis et tout l’imaginaire né des grands espaces, de l’histoire afro-américaine mouvementée génératrice de fabuleux musiciens, écrivains et cinéastes. D’où les compositions dédiées à des figures tutélaires comme Rosa Parks, les cinéastes Jim Jarmusch et David Lynch, l’activiste écologique Julia »Butterfly »Hill, le pianiste Mal Waldron (à travers un poétique « Mal’s Flowers » particulièrement émouvant), les écrivains Jim Harrison (mon écrivain américain fétiche!) et Jack London, le musicien John Cage et d’autres aussi comme le tranquille guerrier Sitting Bull. La musique nous transporte dans cet univers riche qui se prête à l’évasion avec le piano très inventif de Bruno Angelini qui a un immense talent de graphiste sonore. La trompette et le bugle de Fabrice Martinez sont concrètement vivants, ce sont des voix qui pleurent, qui crient, qui supplient, qui se révoltent! Quant au batteur Eric Echampard, il subjugue par l’étendue de sa palette à la fois rugissante et caressante à fleur de peau avec une efficacité presque de machine de guerre implacable, tout en sachant aussi se taire et se recueillir quand il le faut. Un trio sans contrebasse qui laisse toute liberté en accord avec les thèmes choisis.

Le disque est également une petite merveille, enregistré aux Studios de la Buissonne sur le magnifique label Vision Fugitive qui nous offre chaque fois un superbe livret de Philippe Ghielmetti et la pochette originale d’Emmanuel Guibert.


Jeudi 11 novembre, un grand choc m’attendait avec le trio du tromboniste suisse Samuel Blaser entouré du guitariste Marc Ducret et du batteur danois Peter Bruun. Un trio encore inattendu comme la semaine dernière qui s’est « débarrassé » de la contrebasse jugée trop encombrante dixit Blaser. Tous trois sont des ovnis surdoués et originaux qui chacun de leur côté ont su imposer leur marque très vite. Que dire alors de la somme des trois qui démultiplie les possibilités? Il faut déjà écouter « Les 18 Monologues Élastiques » du tromboniste pour saisir le champ d’action de ce musicien capable de toute expression avec cet instrument. Nourri aux scènes new-yorkaises et berlinoises, le tromboniste est revenu en Suisse et l’année 2020 a pour lui été une année prolifique avec pas moins de six disques. Le trio existe depuis 2013, enchainant les concerts sur toutes les scènes internationales et le public sait la chance qu’il a d’avoir devant lui ces fabuleux musiciens! Le disque « Taktlos Zurich 2017 » est joué principalement ce soir, les compositions étant de chacun, sauf une écrite à partir de la très courte « Fanfare for a new Théâtre » d’Igor Stravinsky écrite en 1964 durant 40 secondes et qui là est étirée à l’envie avec bonheur. Nous entendrons aussi deux compositions du très beau disque plus récent « Voyageurs » sorti ce mois d’octobre où Samuel Blaser est en duo avec Marc Ducret: « Des États Lumineux » signé par ce dernier et « Morse » ainsi qu’un joli lied traditionnel remixé à la sauce Blaser  « Vreneli ab em Guggensberg« , et « Six » puis « It Began to get Dark » d’autres disques. Rappel très demandé sur « Held » (un des six disques du trio en 2020). Les trois musiciens se connaissent par cœur et jouent dans l’intensité, regards et gestes symbiotiques, le batteur faisant le trait d’union parfait entre deux gros félins qui gémissent ou feulent, se renvoyant la balle dans une connivence incroyable avec d’intenses moments de grâce. Alors, oui, c’est une musique difficile d’accès! Mais le lâcher-prise fait s’ouvrir les portes d’une félicité rare et on comprend l’ascension irrésistible de ces merveilleux musiciens!


Jeudi 18 novembre l’AJMI a accueilli dans le cadre de Jazz Sur La Ville comme les deux précédents concerts, la chanteuse Cathy Heiting dans son dernier projet « MOVING » avec son quartet comprenant le guitariste Renaud Matchoulian, le bassiste Sylvain Terminiello, le batteur Gérard Gatto et ce soir en invité le saxophoniste Ugo Lemarchand.

Cette chanteuse à la voix exceptionnelle et à la tessiture très large impressionne aussitôt par sa présence, sa générosité et son contact presque charnel avec le public qu’elle tutoie. Un humour décapant et noir qu’elle revendique dès le départ avec les deux premières compositions « Rain » et « Blue » , pour ensuite nous amener plus de douceur avec « Sugar » puis une composition plus funky « Joy » ou le tonique « Animo » en espagnol signifiant courage, montrant la palette d’émotions qu’elle revendique dans ce troisième projet « Moving ». Émotions et mouvement qui la portent à exprimer et à sublimer ce qu’elle ressent en textes qu’elle écrit elle-même et en musique dans une catharsis très palpable avec le public. Il en va ainsi du poignant « Queen of Hope » pour toutes les femmes qui ont un jour rencontré une bête et se sont fait dévorer…

Les musiciens qui l’accompagnent sont tous épatants et brillants, en lien étroit avec la chanteuse, de même que le saxophoniste Ugo Lemarchand qui apparait alors dans le titre « For Ugo » dont le son en contrepoint avec la voix de Cathy Heiting, apporte encore plus de densité au groupe.


Un premier rappel en espagnol sur « Sevan‘ et nos libertés qui s’envolent, est suivi d’un second rappel sur le mélancolique « Song One » avec en exergue la phrase du comique Michael Hirsh : « Une fois le Covid vaincu, ils se prirent tous dans les bras pendant plusieurs décennies. Et on appela cette période de l’Histoire l’étreinte glorieuse ». Et c’est bien ce que l’on aurait fait volontiers avec Cathy en la remerciant, la prendre dans nos bras pour tant de générosité. Cathy un peu fêlée? Hé bien tant mieux, car elle laisse passer une bien jolie lumière, en parodiant Audiard!


Et puis le Covid a sévi… le 2 décembre, il atteignait le groupe Fantôme contraint d’annuler son concert (projet né en 2017 de la rencontre de la saxophoniste Morgane Carnet, de Luca Ventimiglia au vibraphone préparé, du clarinettiste Jean-Brice Godet à la clarinette et Alexandre du Closel au piano préparé). Pour se consoler, on peut toujours écouter l’interview de ce dernier par Manuel Plaza pour le magazine Caravan . Puis le variant delta me touchait à mon tour pour les 2 derniers concerts à ma grande déception. Ce fut CODEX III le 10 décembre avec les trois complices Régis Huby au violon, violon ténor, électroniques, Bruno Chevillon à la contrebasse et Michele Rabbia à la batterie et percussions, projet enthousiasmant d’un seul tenant dans l’improvisation avec une veine électronique que j’aurais bien écoutée en live. Et le 17 décembre, encore confinée, je loupais un double concert associant le guitariste Gilles Coronado en solo avec ensuite le duo d’Akosh S. et de Gildas Etevenard…une fin d’année donc écourtée mais il suffit d’aller voir l’agenda Ajmi du printemps pour retrouver le sourire et vous en parler très prochainement et j’en profite pour remercier toute l’équipe pour leur accueil toujours bienveillant.

Florence Ducommun, texte et photos

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