« In Marta’s Garden »
Katharina WEBER
Intakt / Orkhêstra
L’idéal serait d’oublier que Katharina Weber, pianiste impliquée dans les répertoires classiques et contemporains s’adonne très souvent aux joies de l’improvisation aux côtés de Fred Frith notamment. Il faudrait aussi oublier qu’elle a jadis étudiée la composition auprès de György Kurtag et est devenue l’amie de son épouse, la pianiste Marta Kurtag.
Parions donc que les détentes et cascades de cet enregistrement ne sont pas le fruit du hasard mais une porte d’entrée dans un univers où s’attirent les contraires. A une résonnance molle répondra plus tard quelques chevauchées instables. Dans cette sphère ou se contient le temps et où se resserre le cosmos, Katharina Weber plonge (toujours) dans la résonnance, la réverbération, la densité des essences. Essences rares puisées dans le jardin de la regrettée Marta.
« Nolda »
Eunhye JEONG
ESP / Orkhêstra
Pour peu que ça martèle dur sur les touches blanches et noires, la critique dégaine le 49.3 Cecil Taylor. Il pourrait en être de même avec Nolda si la critique avait eu la bonne idée de jeter une oreille sur le second opus solo de la jeune pianiste coréenne. La critique ayant oublié Eunhye Joeng, tentons modestement de faire le portrait de la dame en question.
Celle qui récemment encore se produisait aux côtés de Wadada Leo Smith, Okkyung Lee et se passionnait pour l’AACM n’est ici qu’électron libre. Ni suiveur ni suivi aurait pu écrire Nietzsche. Accepter la surprise est l’une des conditions essentielles pour apprécier l’art de l’improvisatrice. Le jeu pourra être énergique et tendu, tenté par le musique contemporaine ou un romantisme assumé (et bien sûr au sein d’une même plage), influencé par Messiaen ou Satie (et si peu par le jazz), il résultera toujours résolument engagé. Les silences et clusters ne seront pas frères ennemis puisque s’enchaînant sans préavis.
A l’heure où vous lirez ces lignes, le nouvel opus de la pianiste sera déjà dans les bacs. Vive l’abondance !
« (na-reul) / Black Cross Solo Sessions 3 »
Okkyung LEE
Corbett vs Dempsey / Orkhêstra
La crise du Covid aura failli avoir raison d’Okkyung Lee. Confinée en Corée du Sud sans son instrument, la musicienne perdit peu à peu goût à la musique. Retournée à New York, elle resta deux mois sans jouer du violoncelle avant que le label Corbett vs Dempsey ne lui propose d’enregistrer un disque solo.
Et voici la violoncelliste enfermée en studio. L’accent est d’emblée donné du côté des terres coréennes à travers un chant des plus nostalgiques. Comme un retour à la vie après tant d’heures niées.
La solitude est en partie comblée par des lignes entremêlées, additionnées. Parfois les grincements empruntent le premier plan laissant la mélodie au second. Mais le plus souvent, débarrassées de ses artefacts, la mélodie déploie lyrisme et profondeur laissant l’auditeur en proie à une profonde émotion. Emotion où perce néanmoins la tentation des grandes solitudes. Ainsi se dessine avec force et détermination le renouveau d’Okkyung Lee.
« The Field Within A Line / Black Cross Solo Sessions 1»
Ken VANDERMARK
Corbett vs Dempsey / Orkhêstra
Comme précédemment avec Okkyung Lee, The Field Within A Line appartient à la série Black Cross Solo Sessions, elle-même issue du festival en ligne Sequesterfgest. Sur l’idée de Ken Vandermark, huit improvisateurs ont accepté l’idée d’un enregistrement solo pendant l’emprisonnement-séquestration du covid 19 en avril 2020.
Fidèle à ses brindis coutumiers (ici Robert Frank, Beckett, McPhee, Chris Marker, Varda, Bacon, Akerman, Braxton, Coleman Hawkins, Bresson, Kiarostami et une bonne dizaine d’autres) le saxophoniste-clarinettiste occupe l’espace de son souffle décomplexé et intranquille. Si la clarinette basse se laisse aller à quelques effets de langue (elle sait aussi poser délicatement la mélodie tel Looking Back at Looking Forward et ses vrais airs du Guadalquivir d’André Jaume), les saxophones impriment un jeu étendu sans appauvrir ou embellir une esthétique précise. Idem pour une clarinette enjouée, prolixe, enchainant les phrasés avec un lien-liant exemplaire.
Il ne faut donc pas attendre de Vandermark une expérimentation poussée ou à demi-poussée (cris perçants enchaînés à de graves profond tout de même) mais un voyage en terres de jazz des plus passionnants. Vive l’abondance.
« Route 84 Quarantine Blues / Black Cross Solo Sessions 2 »
Joe McPHEE
Corbett vs Dempsey / Orkhêstra
Coincé chez lui à Poughkeepsie, Joe McPhee se réfugia dans un placard à vêtements afin d’enregistrer Route 84 Quarantine Blues. Son saxophone n’oublia ni Mingus (A Self-Portrait in Three Colors & Goodbye Porky Pig Hat) ni Carla Bley (A Reflection on Ida Lupino) et en profita pour improviser quelques pièces des plus vives.
Il capta même le trafic automobile tout en multipliant les pistes de son ténor en un blues intime et profond (Route 84 Quarantine Blues), torsada son souffle en tous sens, cajola la mélodie (Improvisation for the End of COVID) et, étonnement, enregistra des goûtes d’eau perlant sur son évier pendant cinq bonnes minutes (Tzedek, Tzedek).
Faisant toute confiance aux harmoniques de son saxophone ténor, Joe évoque d’abord le thème avant de vagabonder sans souci de destination. Cris et chuchotements se rassemblent au plus près d’un souffle intime laissant éclater sa part de tendresse, de colère et d’incompréhension face à la situation carcérale qui fut la notre. De tous les solos de Joe McPhee, Route 84 est celui qui touche le plus à l’intime ainsi qu’à l’expérimentation. Soit faire de cette triste période de solitude une œuvre mouvante, rebelle et questionnant sans cesse le temps et ses propres limites.
“Thirty Years in Between”
Barre PHILLIPS
Victo / Orkhêstra
Laissant derrière lui l’abbaye Sainte Philomène de Puget Ville ou il s’était posé depuis une quarantaine d’années pour retourner vivre aux Etats-Unis, Barre Phillips n’en est pas moins présent dans l’actualité discographique. En atteste Thirty Years in Between, deux CD’s de contrebasse solo.
Camouflage, enregistré le 12 mai 1989 au Western Front de Vancouver -et déjà publié par Victo à l’époque- donne à l’archet de Barre une vision tellurique surprenante. Epais et grave, il peut tout autant se laisser aller à de joyeuses sarabandes ou cueillir de sourdes épines soniques. Que le contrebassiste cisaille la note ou la suspende, celle-ci se nervure en dizaine éclats. Déviantes, réinventées, doubles, sifflantes, persistantes, les cordes n’en conservent pas moins une sereine intimité. Arco, la douceur prend le dessus et fait se mêler doigts, cordes et bois en une vibration Made in Barre, l’une des plus profondes qu’il soit. Viendront s’interposer diverses bandes précédemment enregistrées faisant ainsi bifurquer brutalement le navire Phillips en eaux troubles avant retour à la normale. La normale pour Maître Barre se traduisant par l’unique. Voire le magique.
Trente années plus tard, Barre Phillips, toujours en solo, se produit au FIMAV de Victoriaville le 17 mai 2019 et la magie est toujours au rendez-vous. Exigeant, impliqué, le contrebassiste prend son temps pour accomplir son œuvre solitaire, chaque pièce étant inspectée, malaxée, brassée pour ne pas dire essorée jusqu’à terme. L’archet sonne clair et clairvoyant visitant les registres graves de l’instrument avec une facilité déconcertante. Et Barre d’alimenter sans cesse la fiction d’une nouvelle inclinaison-impulsion, d’un nouveau son. Il y a de l’enfantin dans cette joie du jeu, une joie nourrie de tous les solos exécutés depuis de multiples décennies. L’expérience, la constante remise en question, oui cela porte ses fruits. Si l’on ajoute à cela une vivacité palpable de la première à la dernière seconde ainsi qu’un travail bruitiste parfaitement dosé, on aura compris que ce nouvel opus solo de Barre Phillips n’est rien d’autre qu’indispensable.
Luc BOUQUET