Solo Suite

Soizic Lebrat / Fanny Chiarello

Soizic Lebrat (cello) / Fanny Chiarello (texte et photographies – livret de 48 p.)

MazetoSquare / https://www.mazeto-square.com

Date de sortie: 22/11/2024

Métamorphose. Une note grave répétée à distance éprouve la résonance du lieu, l’abbaye de Noirlac à l’écho impressionnant. Un pizz, et la note reprend son interrogation de l’espace, qui répond longuement, très longuement : la corne de brume d’un navire perdu. La note, inlassablement reprise, prolongée, se propage, s’aventure, diffuse. Une vibration l’anime, accentue sa présence, et progressivement la nimbe d’un halo ; elle se confond avec lui, débouche enfin sur son octave, figure duale du même et de l’autre. Lentement, d’octave en octave, cette note grave est devenue stridence. Cette ascension parcourt l’échelle qui définit musicalement notre appréhension du monde depuis des siècles : c’est, acoustiquement révélée, la naissance de notre espace harmonique ; le passage de la matière à l’idée, le son accouché de sa pensée. Pause. Et c’est Bach.

Prélude. Le texte d’abord, si bien connu, emblématique, du Prélude de cette 1ere suite, texte qui nous embarque en ses lacets mais qui soudain s’immobilise, sur une note, un seuil – un col plutôt, un point élevé où le regard s’abîme en la contemplation du large horizon qui s’offre par surprise. Mais, quand en telle circonstance la vue s’affine, l’oreille, à plonger ainsi dans la profondeur d’un son qui se creuse par insistance, prolifère, se ramifie, se mélange à lui-même, est submergée par l’énorme vague renvoyée par les pierres avec une énergie décuplée. Dépassé le violoncelle. De ce formidable brouillage, émerge un plein jeu d’orgues. Et dans les coups d’archet, on entendra jusqu’à sa soufflerie. Une longue décantation ramènera sur le terrain bien connu de ce Prélude néanmoins « augmenté » – d’un point… d’orgue : point de basculement mais tremplin aussi bien. Franchir une porte, c’est entrer et sortir. Pas de montagne sans vallée, de pile sans face ni de dedans sans dehors.

C’est là toute l’entreprise de Soizic Lebrat : présenter l’un et l’autre, l’avers et le revers de la musique, et ce au travers d’une pièce qui est, elle-même, un sommet. Avec des moyens simples – arrêts, reprises, entrées, sorties, insistances, inflexions, bifurcations, flâneries, extrapolations… –, elle a frayé une sorte de passage du Nord-Ouest dans la banquise des oppositions gelées qui ont structuré l’appréhension toujours déjà formée d’une « pièce » musicale. Il n’est pas un genre, pas un style, qui n’ait élu la musique du Cantor comme terrain d’expérience, avec plus ou moins de bonheur. Pourtant, elle est ici prise de plus loin, dès avant sa naissance, et non pas de façon « théorique » mais dans les conditions réelles de son émergence, comme événement sonore.

Dans la Courante, dite « déliée », la réverbération formant derechef comme un halo résonnant de cordes sympathiques agit sur de légères fluctuations de tempo, puis appelle des zébrures suraiguës, une longue polarisation sur une note déployant librement son éventail harmonique, puis de doux frottements avant que n’apparaisse, en son lieu et place, la Sarabande. Celle-ci, se résolvant sur une note amincie jusqu’à disparaître dans ses irisations, est dite « affilée ».Les Menuets 1 et 2, joués tels quels comme en général l’interprétation des passages écrits retiennent l’essentiel de la leçon de Celibidache : le son se propage et l’on ne peut faire abstraction des propriétés de l’espace pour restituer un texte vivant. Le temps mort est abandonné au métronome.

Aussi, le dernier mot est-il indécidablement laissé à Bach, à l’interprète, à l’improvisatrice, au lieu, à l’auditeur, car le silence qui s’ensuit après la Gigue (Gigue « passée ») est de deux natures : d’abord accompagnement de la résonance jusqu’à son mourir, il se prolonge longtemps encore, le temps que se fondent le silence de l’instrument, celui des pierres et celui du support par lequel ils nous parviennent chargés de l’entier de ce qui a été vécu, le temps de l’intériorisation.

Mais ce Solo Suite est davantage encore1. Dans son beau boîtier brut de carton ondulé, le livre de Fanny Chiarello l’accompagne en roue libre. Si elle approche avec des mots justes ce que l’on vient d’entendre – associant « le confort de l’attendu » à « des froissements de prairie » un « chant d’abeille infinitésimal », qui ailleurs « crisse vrille file caquette stridule » –, elle se livre elle-même à une escapade qui contrepointe, sur le mode cycliste, l’émancipation de la musicienne. En « résidence » elle ne se sent pas pour autant « assignée à résidence ». Elle folâtre, multiplie les points de fuite et les retours par une libre écriture qui joue avec entrain et un sérieux quasi-rousselien sur cette idée du « centre exact de la France » où est située l’abbaye de Noirlac : « je pédale sur la courbe sinusoïdale qui lie les centres exacts de la France ». Sinusoïdale en miroir de celle de Soizic Lebrat, comme l’énonce le prélude de son Solo suite à elle : « le paysage est une suite ». Laissons-lui donc le dernier mot :

« Soizic a-t-elle encore les yeux fermés ? / dans quelques secondes elle reprendra encore au début &/ (…) moi je pédalerai dans les ténèbres & / tout autour de moi ça respirera sursautera frémira / (…) & tandis que les yeux écarquillés je ne verrai goutte / dans l’abbatiale Soizic paupières closes contemplera / une charmille de son jardin secret ce paysage en forme / de suite solo / mais où nous pourrons / cheminer / avec elle parfois »2.

Philippe Alen

1Désigné comme « Composition originale Soizic Lebrat d’après Suite n°1 de Bach », et comme « réinterprétation libre » sur son site.

2En complément, hors-texte, on pourra lire les quelques pages consacrées à ce travail en résidence sur Silence radieux, le blog de Fanny Chiarello : https://www.fannychiarello.com/2023/10/17/noirlac/

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