Après une année d’interruption forcée due à la pandémie du Covid 19 qui a interdit toutes les manifestations culturelles et réunions publiques pendant cette douloureuse et longue période de privations, c’est avec joie et enthousiasme que les amateurs et les musiciens ont retrouvé la douzième édition du festival Respire Jazz qui s’est tenue dans le cadre bucolique de l’ancienne abbaye de Puypéroux au sud d’Angoulême, du 25 au 27 juin.
Le public était venu en nombre pour accueillir une programmation riche et éclectique puisque pas moins d’une dizaine de concerts se sont tenus en plein air durant tout le week-end malgré une météo capricieuse.
Une programmation certes atypique et originale où se sont mêlés différents styles de musique avec des résultats inégaux mais intéressants, entre modernité et tradition.
Pour des questions de logistique, les deux premiers concerts ont été déplacés dans le petit village de Montmoreau, derrière la mairie, sous l’ombre d’un gigantesque pin centenaire et d’un « désespoir des singes » (araucaria imbricata).
Constitué du trompettiste Paolo Chatet, du saxo Mathis Polack, du vibraphoniste Félix Robin, du contrebassiste Louis Laville et du batteur Nicolas Giradi, le jeune Quintette VEGA originaire de Bordeaux avec des élèves du conservatoire de la ville, a distillé un jazz agréable et plutôt soft dans un répertoire de compositions personnelles, une musique un peu abstraite jouée par de bons techniciens auxquels il manque peut-être un supplément de dynamisme et de lyrisme ; parmi les cinq musiciens on a pu distinguer l’excellent vibraphoniste Félix Robin à deux et quatre maillets pour de longues improvisations avec une certaine fougue.
Ce premier récital sera suivi par la groupe IFRIQIYA, Didier Frébœuf (piano), Fayçal El Mezouar (oud), Emile Biayenda (batterie), et Jérémie Arnal (saxos, flûte), pour une musique à la croisée des traditions orientales et occidentales, un mélange où l’influence de la musique arabo-andalouse a pris le pas sur une réelle formation de jazz, notamment grâce à l’usage d’un oud, instrument à cordes proche du luth, et du chant arabe.
Le deuxième jour nous regagnons en début d’après-midi le site enchanteur de l’abbaye de Puypéroux pour une deuxième série de concerts en plein air sous l’ombre des grands conifères.
Le temps est beau, l’atmosphère décontractée, et c’est à l’entrée du bâtiment scolaire qui jouxte l’abbaye que se produit sous les arbres fruitiers un trio d’excellente tenue constitué du guitariste Romain Pilon, ancien étudiant du Berklee College of Music de Boston, du contrebassiste Yoni Zelnik et du batteur Fred Pasqua, un jazz fluide assez classique et relaxant bien mis en place et qui ne manque pas d’élégance et de cohésion.
Le deuxième récital a lieu dans la cour devant l’abbaye avec le quartet « Slow » : le très expérimenté Yoann Loustalot (trompette), Julien Touéry (piano), Eric Surmérian (basse), Laurent Paris (batterie), dans un parti pris d’une musique lente et méditative, tout en douceur, comme l’indique le titre de la formation. On peut toutefois regretter qu’après un an de pandémie et de joyeuses retrouvailles cette excellente formation n’ait pas choisi une musique plus festive et plus « fast » qui eût sans doute mieux convenu pour la reprise tant attendue du festival…
Le troisième concert, mené par la vocaliste Leïla Martial, accompagnée par le guitariste Tereygeol et le percussionniste Eric Perez, sous le nom de Baa Box, nous emmène dans une aventure sonore très personnelle faite d’improvisations expressionnistes et de sonorités et bruits divers, frottements, grognements, scats, onomatopées, couinements, raclements, hululements, sifflements. Une musique « libre » sur la corde raide qui n’est pas sans risques et qui, je dois l’avouer, n’a pas rencontré mon adhésion.
Au troisième jour du festival (27 juin) le temps se gâte et le ciel est gris et menaçant, mais les concerts se poursuivent sous de fines gouttelettes froides, avec un changement radical de conception sonore.
La matinée commence avec une conférence sur le grand John Coltrane par l’écrivain et musicologue Frank Bergerot, un fidèle du festival, ancien rédacteur en chef de Jazz Magazine, auteur de livres sur le jazz qui font autorité (Miles Davis de A à Z, Le Jazz dans tous ses États, L’Épopée du Jazz). Frank Bergerot nous raconte avec des illustrations sonores fort bienvenues, le parcours et la carrière du maître saxophoniste John Coltrane, prématurément disparu à l’âge de 40 ans en 1967. Il aura eu le temps de révolutionner le langage du jazz en élargissant son style vers la musique modale, l’ultra virtuosité, l’influence du free jazz et de la tradition indienne fortement teintée de spiritualité, avec un message d’amour universel, « A Love Supreme ».
Pour moi, la révélation du festival est une jeune violoniste de très haut vol nommée Albertine Obert.
Formée au Centre des Musiques du très regretté Didier Lockwood (CMDL), elle présentait la grande surprise du festival, son trio Alba constitué de Sylvain Leray aux claviers, Nicolas Fleury à la basse, et Léo Tochon à la batterie.
C’est au cours d’une jam session endiablée qui a eu lieu tard la veille au bar restaurant couvert du festival que chacun a pu se rendre compte des remarquables qualités techniques de cette jeune et fougueuse violoniste électrique et de ses capacités à l’improvisation dans un discours véhément et très bien structuré.
En début d’après-midi nous retrouvons son quartet Alba, dirigé de main de maître par la jeune violoniste qui donne un concert gratuit à l’extérieur de l’enceinte sous un fin crachin, ce qui n’a pas découragé les spectateurs attentifs abrités sous leurs parkas et leurs parapluies.
Cette jeune instrumentiste qui semble dotée d’un fort caractère fait preuve d’une belle assurance nous présenté plusieurs pièces de sa composition. Elle a déroulé avec énergie, aisance, autorité et conviction de longues improvisations, parfaitement maîtrisées.
Il y a fort à parier qu’on entendra bientôt parler d’Albertine Obert, digne successeure de la brillante et riche école des violonistes de jazz français – Stéphane Grappelli, Michel Warlop, Jean-Luc Ponty, Dominique Pifarély, Didier Lockwood, Pierre Blanchard, tradition dont elle se réclame.
Le temps de se remettre de cet ouragan de notes, on fait de l’ordre dans la cour de l’abbaye, le piano est débâché, les bottes de paille sur lesquelles vont s’asseoir les festivaliers installées et c’est au tour du quartet du batteur Raphaël Pannier de se mettre en place. Il sera accompagné par de brillants et solides musiciens : Stéphane Guillaume au saxophones ténor et soprano, Thomas Enhco au piano, François Moutin à la contrebasse.
Raphael Pannier a passé plusieurs années aux États-Unis ou il a appris son métier au Berklee College de Boston, puis à New York.
Il se produit pour la première fois à Respire, et le moins qu’on puisse dire est que cette remarquable formation a conquis le public grâce à un mélange de pure énergie et de grande subtilité, dans un répertoire inattendu et surprenant, avec des compositions, « Lonely Woman » d’Ornette Coleman, « The Peacocks » du pianiste Jimmy Rowles, « ESP » de Wayne Shorter, plus surprenant, un thème d’un célèbre joueur de bandolim à 10 cordes (mandoline brésilienne), Hamilton de Holanda, et une étonnante version du « Baiser de l’Enfant Jésus » d’Olivier Messiaen, tiré de ses « Vingt Regards de l’Enfant Jésus » pour piano, où Thomas Enhco déploie toute sa finesse et sa délicatesse.
Une musique tout en subtilité et en contrastes, d’une grande élégance et fort réjouissante, avec des solistes remarquables d’invention et d’exigence où chacun tire son épingle du jeu avec autorité et originalité.
Bref, un succès total qui a bien mérité une « standing ovation » de la part d’un public totalement séduit.
Il nous restait encore un dernier concert avant de quitter les lieux à regret, le temps passe toujours trop vite dans les bons moments. Le Dedication Big Band s’installait sous des nuages menaçants pour une heure de musique festive et joyeuse – nous en avions bien besoin après une rude année de privations. Et nous allions être comblés.
Réunis sous la direction du batteur Philippe Maniez, cet orchestre réunit des anciens musiciens du CNSM pour une heure de bonheur et d’énergie, une mise en place parfaite, une couleur orchestrale magnifiée par d’excellents solistes, une pâte sonore harmoniquement épaisse rehaussée dans le grave par l’utilisation de deux saxophones barytons et une excellente section de trombones.
Au bout d’une heure la pluie, comme prévu, refait son apparition, mais l’envie de jouer est la plus forte, et le public sous le charme est invité à poursuivre ces agapes sous l’abri qui sert de bar et de restaurant et où les musiciens vont se réfugier.
Quelques tivolis y sont installés pour protéger les spectateurs et dès lors c’est à une fougueuse et débridée jam session que nous avons le plaisir d’assister. Les solistes se succèdent dans des tempi rapides, l’orchestre est galvanisé par une énergie communicative et un swing conquérant. Tout se termine par une joyeuse parade au milieu des spectateurs ravis.
Texte: Michel d’ARCANGUES
Photos, interview et vidéo : J.Paul GAMBIER