Figure discrète et emblématique de la grande musique noire, compagnon de route parmi tant d’autres, d’Anthony Braxton, Richard Abrams, Derek Bailey, John Zorn, Min Xiao-Fn, Ed Blackwell ou Louis Moholo, compositeur éclectique et trompettiste gravitant autour de l’A.A.C.M de Chicago, prolifique créateur d’une oeuvre protéiforme, du solo aux très larges formations, voyageur expérimentant tous les possibles au gré de ses projets multiples, Leo Smith reste un musicien irréductible, aussi respecté par ses pairs, que méconnu au-delà du cercle des passionnés d’un jazz aventureux.
Effervescence de l’aube, nouveaux matins définissant un commencement musical, après les barricades de mai, Paris rebelle, accueille la jeune avant-garde afro-américaine, l’Art Ensemble of Chicago, Archie Shepp, le quartet de Braxton avec Leo, Leroy Jenkins et Steve McCall, réalisant la jonction des continents, se rapprochant des cultures européennes, puis de retour en Amérique, creusant plus profond le sillon, avec le « Creative Construction Company », augmenté d’Abrams et Richard Davis, véritable âge d’or, de cette « great black music » .
Citoyen du monde, Smith rejoint Company à Londres, sorte d’Internationale Musicale, réunit autour de Derek Bailey, catalyseur d’un projet collectif radical, pratiquant la recherche d’un idéal sonore, au travers de l’improvisation totale, de l’art instantané dans des situations singulières, du duo au onztet.
Le collectif définit une sorte de manifeste, à la façon des groupes révolutionnaires, faisant table rase du passé, pour construire un monde nouveau, regroupant des musiciens du monde, défricheurs, parmi lesquels Steve Lacy, Evan Parker, Han Bennink, Lol Coxhill, et toujours Braxton.
« The burning of stones », révèle le magnifique trio de harpes des sœurs Irene, Carol et Ruth Emanuel, et le talent de compositeur et trompettiste de Smith.
Improvisant sur des cascades de cordes, pincées, vibrées, mêlant musique contemporaine aux échos de folklores japonais ou africain, rêvant de koto ou de kora, à la superbe sonorité de trompette bouchée de Leo, évoquant le meilleur Miles Davis.
« The Dark Magus », conduit la Procession des grands ancêtres, avançant sur un rythme reggae, hommage au prince noir, Miles, puis Booker Little, Roy Eldridge, Dizzy Gillespie, Martin Luther King, dévoilant l’attachement de Wadada aux racines, au blues, à la mythologie rasta, au divin Jah Jah, au divin » Jahzz « , au travers de sept poèmes mystique, nouvelle facette de son art.
Quadrature du cercle, aboutissement jazz-graal, « The Gold Quartet » représente une forme d’idéal, une formation classique qui ne l’est pas, quand on écoute l’engagement d’Anthony Davis au piano, de Malachi Favors à la contrebasse et Jack Dejohnnette à la batterie, partager avec Leo Smith leur fougue sur » le voyage du guérisseur sur la rivière sacrée « , Wadada, surprenant encore, par la richesse et la beauté mélodique de ses thèmes.
Réunissant quatorze musiciens, son groupe électrique Organic compte quatre guitares, deux basses, deux saxophones, un piano, un violon, une batterie et deux machines électroniques, pour rendre hommage à Don Cherry, Leroy Jenkins, aux splendeurs des lumières de la purification, à Toni Morrison, mais aussi à Shaykh al-Hassan al-Shadhili, dans une veine free-funk-jazz inspiré, hérité du Miles de « Jack Johnson », avec la pâte originale et singulière de Leo.
Autour d’une nouvelle mouture du quartet d’or, avec Anthony Davis, John Lindberg et Pheeroan akLaff, augmenté de la deuxième batterie de Susie Ibarra, les dix-neuf compositions de « Ten freedom summers », constituent un grand œuvre, à la mémoire de l’activiste des droits civiques, Medgar Evers, réunissant un orchestre de chambre de neuf musiciens.
Du combat de Dred Scott, esclave ayant lutté pour l’émancipation des noirs en 1857, jusqu’à la prophétie de Martin Luther King en 1963, « j’ai fait un rêve », « Ten freedom summers » retrace l’histoire de la lutte des noirs américains, pour leur liberté.
La densité de la musique, son déploiement sur plus de quatre heures, impressionne par l’osmose entre le » Golden Quartet / Quintet » et le « Southwest chamber music », réunissant avec une incroyable fluidité, deux mondes musicaux souvent opposés.
Sa dernière création, « The Great Lakes Suites », rassemble autour de lui des maîtres de l’art, Henry Threadgill, John Lindberg et Jack Dejohnnette, ode à la nature et à l’eau source de vie, de ces grands lacs de l’Amérique du nord, Michigan, Ontario, Superior, Huron, Erie et St Clair.
Ce quartet de vétérans, nous rappelle qu’ils sont à l’origine de ces musiques créatives, voilà près d’un demi-siècle, restant aujourd’hui des exemples actifs, des musiciens engagés et innovants, sans que leur inspiration ne faiblisse.
Wadada Leo Smith, s’il n’est pas un inconnu, mériterait d’avantage de reconnaissance, tant la palette de ses talents, couvre des univers musicaux très différents, faisant de lui un des grands créateur d’un jazz libre, enjambant avec détermination les XXeme et XXIeme siècles.
Christian Pouget