Petite histoire d’une grande note bleue

BlueNoteColumbia, Atlantic, Riverside, Prestige, Verve, Impulse, Contemporary, autant de noms de labels qui évoquent l’histoire du jazz à travers ses différentes époques et ses styles divers. Mais parmi eux c’est sans doute Blue Note qui reste le plus emblématique d’une musique qui puisa sa source dans l’Amérique noire du début du siècle. Un son authentique, une esthétique de pochettes qui forgea une identité visuelle unique, un style musical (le hard bop) qui fit sa gloire pour l’éternité, Blue Note, dont on fête cette année le 75ème anniversaire, représente une certaine universalité du jazz que ne renierait pas son fondateur, Alfred Lion.
Ce jeune allemand émigré à New-York pour fuir l’Allemagne nazi n’a que trente ans lorsqu’il produit, en 1939, un trio de pianistes boogie-woogie composé de Pete Johnson, Meade Lux Lewis et Albert Ammons. Ce premier disque « Blue Note » est suivi quelques temps après par un Summertime de Sidney Bechet qui sera l’un des premiers succès d’un label que vient de rejoindre le photographe Francis Wolff, ami d’enfance du producteur, qui « gardera la maison » pendant les deux années où Lion servira dans l’armée américaine. A son retour de la guerre, le fondateur du label découvre que le be-bop naissant peut lui ouvrir de nouveaux horizons et il choisit d’enregistrer dès octobre 1947 le pianiste Thelonious Monk, premier artiste d’une lignée de boppers qui vont entrainer Blue Note sur le chemin de la modernité en compagnie de jeunes musiciens qui vont devenir les nouvelles stars du jazz : Bud Powell, Max Roach, Sonny Rollins, Fats Navarro, etc. Parmi eux, le batteur Art Blakey, qui savait à merveille mettre en valeur le jeu de Monk, va devenir avec ses « Jazz Messengers » l’une des figures emblématiques du label. Au fil des ans et des solistes exceptionnels qu’il aura dans son orchestre, Blakey fait découvrir de jeunes talents (jusqu’à Wayne Shorter) et réussit, en ajoutant le trombone de Curtis Fuller à son quintet, à avoir la puissance de feu d’un grand ensemble au service d’un groove enfiévré. Le bop est devenu hard ! Dans un autre genre, Horace Silver sera lui aussi un porte-drapeau du label pendant plus d’un quart de siècle. Dès le début, ses titres Doodlin’ et The Preacher seront couronnés de succès et le mélange d’influences blues, bop et latine fera fureur avec des albums comme « Cape Verdian Blues » ou « Song For My Father ». Les années 50 voient également arriver sur Blue Note un jeune organiste qui lui aussi sait mettre le feu, et ce Jimmy Smith va ouvrir le catalogue à l’orgue Hammond et le convertir à l’âme soul du jazz.
Mais derrière ces trois étendards de la marque, les nouveaux géants du jazz qui font florès à cette époque bénie des fifties vont presque tous enregistrer pour Blue Note. Ils ont pour nom Sonny Rollins, Dexter Gordon, Jay Jay Johnson, John Coltrane, Clifford Brown ou Lee Morgan (qui n’a que 18 ans quand on lui signe son premier contrat !). Alfred Lion n’hésite pas à leur financer des répétitions avant les séances d’enregistrement car il veut avant tout un son d’ensemble, une cohésion parfaite, et il sait que le talent des solistes qu’il a en studio fera le reste.
Au début des années 60, la révolution musicale en marche gravera sa propre histoire sur d’autres labels comme « Impulse ! » mais les musiciens qui écoutent le jazz modal de Miles Davis et Coltrane ou le Free Jazz d’Ornette Coleman importeront cette nouvelle modernité chez Blue Note. Les symboles de ce glissement ont pour nom Jackie McLean, Andrew Hill, Sam Rivers, Bobby Hutcherson ou Grachan Moncur III, avant qu’une radicalité tardive n’invite Cecil Taylor, Don Cherry, Eric Dolphy ou Ornette Coleman dans la maison bleue. Dans le même temps Herbie Hancock en restera à un jazz modal très davisien avec l’album « Maiden Voyage » et à des thèmes qui annoncent sont aventure funky de la décennie suivante comme Watermelon Man ou Cantaloupe Island. Dans le même temps Blue Note ne renonce pas à ce qui a fait son succès comme en témoignent le disque de Johnny Coles « Little Johnny C » ou celui de Lee Morgan « The Sidewinder » qui contribuent à mettre sur orbite un saxophoniste qui jouira ensuite d’une gloire tardive : Joe Henderson.
Pendant cette première moitié des années 60, le label Blue Note est à l’apogée de sa créativité. Grâce à la musique, bien sûr, mais grâce aussi à un son qu’Alfred Lion a trouvé en collaborant avec un ingénieur qui va devenir une légende : Rudy Van Gelder. Ce fils d’émigré hollandais aime mettre en avant la section rythmique car il pense que sa fonction est primordiale dans le jazz et il s’arrange pour aérer au maximum ses prises de son dans un studio dont le volume offre une belle réverbération naturelle. Les musiciens n’ont pas de casque mais enregistrent dans les conditions du live et Van Gelder essaie de retranscrire l’atmosphère de la séance. C’est lui qui convainc Blue Note de commencer à faire des enregistrements en stéréo : c’est pour cela que certaines nouveautés sortiront en même temps en mono et en stéréo. Même s’il a travaillé pour la plupart des grands labels de jazz, le nom de Rudy Van Gelder restera attaché à Blue Note comme celui du graphiste Reid Miles le sera aux pochettes du label.
En 1965 Blue Note est racheté par Liberty Records et deux ans plus tard Alfred Lion, devant faire face à des problèmes de santé, laisse les commandes du label à son vieil ami Francis Wolf qui mourra quatre ans plus tard. Ses fondateurs n’étant plus là, l’éclat de « La Note Bleue » ira en s’amenuisant dans les années 70 jusqu’à ce que Bruce Lundvall, arrivé de chez EMI après être passé chez Warner et Columbia, n’en reprenne la direction. Il confiera le programme de réédition à Michael Cuscuna et recommencera à produire de nouveaux artistes comme Bobby McFerrin, Diane Reeves ou Michel Petrucciani. Donnant au jazz vocal une place qu’il n’avait jamais eue auparavant dans la « maison bleue », c’est lui qui décidera de produire en 2002 le premier disque de Norah Jones (« Come Away With Me ») qui se vendra à vingt millions d’exemplaires dans le monde. Mais là commence une toute autre histoire.

Philippe VINCENT

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