Il ne faut que quelques lignes fuyantes, semées à la volée au piano et quelques cliquetis de batterie pour que sax et voix les rejoignent : deux axes, une seule histoire. À corps perdus. Traits barbelés, giclées hérissées chariant mots et onomatopées en un théâtre sans limites dès qu’apparaît Nozati. Lazro prolonge étonamment le moindre de ses accents au point que le passage est parfois insensible du palais de l’une au pavillon de l’autre. En effet, c’est d’une chasse autrement aristocratique qu’il s’agit, dans laquelle est enrôlé un large éventail de traditions pour leur faire dire exactement le contraire de ce pour quoi elles ont été conçues : canaliser les énergies dans la répétition. Ici, si rituel il y a, il est sauvage, à la recherche d’un point de non retour pour laquelle les ressources de chacun sont requises, en formation de meute ; et si chasse il y a, elle n’est pas spirituelle. Le cri, le chant, la plainte, la rêverie abandonnée, la psalmodie, la caresse ou la giffle, les coups, feutrés ou secs, tout est permis et son contraire viendra, à son heure. Virages, embardées, courses de ligne droite, de haie, mais aussi pause sur un haut plateau dégagé d’où l’on peut contempler les effets de la tempête, parler, rire même, se livrer à des jeux de petite fille imitant la sorcière – à moins que ce ne soit l’inverse. Car justement les moments de bascule abondent : comme un vent sournois qui levant le coin d’une page laisse entrevoir son verso.
Facing the facts, c’est ainsi que nous l’entendons : « Tout Christ [cache] un énergumène en érection1 » : une batterie peut être de cuisine, un piano à bretelles. La cérémonie et le sabbat sont une seule célébration. Voilà pour les faits. Contrairement au cliché tenace qui voudrait que soit dévalée la pente de la déréliction, c’est le sabbat qui s’achève en douceurs presque angéliques. Elles en sont le refoulé, ici mis au jour.
Conséquences. Tout en allant droit devant, on semble refaire le chemin inverse, du calme séraphique – puisque on y est – de ce repos au sommet au retour vers les dévastations qui ont jetée cul par-dessus tête ces lambeaux de culture. Arrachés à leur tuf, ils présentent sur le bord de leurs déchirures de flamboyants reflets. On s’y coupe. Le sang jaillit. De nouveau sous la pluie des bombes, il faut courir.
Enregistrée en avril 1999 au festival Musique Action de Vandoeuvre-les-Nancy, cette musique nous parle hélas de notre présent2, en ce moment convulsif de l’histoire où ses intestins se tordent douloureusement. « De quoi sont faits les plis du temps ? » Dans le film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, Jacques Denis administre une leçon d’épistémologie de l’histoire aux dépens d’un boudin. Du sang de cochon dans un intestin de cochon : c’est cela l’Histoire, non encore découpée par les savants positivistes.3 Après avoir expliqué ce qu’en a fait le capitalisme – l’autoroute rectiligne du progrès –, il explique sa peur du retour des exploités (les « cultures inférieures » qu’il a saignées à blanc). Cette peur, ce retour du refoulé, ce temps de cochon, c’est ce que nous entendons dans ce qui n’a pas été nommé pour rien Résumé of a Century.
Philippe Alen
1Jean-Marie Pontévia, La peinture, masque et miroir, Ecrits sur l’art, I., p.143. Stuart Broomer dans ses notes de pochette, pour figurer le « disparate » qui compose cet ensemble, évoque un Christ de James Ensor.
2Stuart Broomer, l’auteur des notes de pochette, a lui aussi été saisi par la brûlante actualité de cette performance.
3On ne peut que penser à la leçon d’Histoire dispensée par Jacques Denis devant ses élèves hilares puis médusés dans le film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. Cet extrait est accessible sur YouTube : urlr.me/gG5dPk