Moments choisis en Bleu et en Hiver

PointBreak est entré 3 jours durant au cœur du réacteur d’un festival multiple et ingénieux. Chroniques live et interviews prises sur le vif d’une musique lovée dans les bruissements du monde.
De son côté J.Paul Gambier a ciblé pour JAZZ IN la soirée du 29 janvier, histoire de retrouver Louis Sclavis en trio Vercors et Sylvaine Hélary avec son Orchestre incandescent. Photos et interviews sont au rendez-vous.


vendredi 24

« Bois du vin car tu dormiras longtemps sous l’argile », Omar Khayyâm courtisait ainsi l’intelligence dans la Perse orthodoxe du XIe siècle. « Écoute du rock », ajouterait-il aujourd’hui, parions-le de bonne foi. « Écoute du rock et lève le poing, soyons vivant maintenant, l’argile peut attendre encore peu », corrigerait à n’en pas douter Sarāb. Deuxième soirée à tracer du bleu en hiver dans la préfecture de Corrèze. Le bleu profond du soir, a des reflets de pourpre et de noir corbeau. Couleurs nécessaires pour éclairer ce set du sextet orientalo-européen, initié et mené par Climène Zarkan et Baptiste Ferrandis. Combo militant, politique et poétique, dans ses dynamiques et sa volonté frontale, Sarāb est un groupe à la mode du jour. Instrumentalement maîtrisé, mature philosophiquement. Actuel donc divers.

Divers comme les bleus du festival de jazz hivernal de Tulle, divers comme les longues phases ascendantes de Zar Electrik, chargée d’ouvrir la soirée. Assemblée au Magic Mirror, petit bastringue pour accueillir avec joie du jazz qui n’en est plus vraiment, monté place Gambetta. Pas mal comme tutelle, ce fils d’immigré, républicain convaicu. Convaincante et en mouvement, elle aussi, la musique électrique de Zar, où le Oud volute à loisir sur fond de kora branchée sur secteur et de machines électro très inspirées. Boom boom yallah. C’est très bon.
Très bon et encore ailleurs que les milles londoniens français et miniatures, Sarāb est bâtit pour durer, dans une forme de réinvention inépuisable. Londres n’est pas très loin, certes mais reste dotée ici d’un supplément d’âme. D’une torpeur intime et chaleureuse. En parfaits gônes du Chaabi, Climène Zarkan et Baptiste Ferrandis font feu de toutes leurs influences. Franco-Syriennes pour la chanteuse, européennes et au-delà pour le guitariste. En résulte une musique faite de mirages (sarāb, en langue arabe) et d’urgences. De plaisirs, aussi. Démonstration faite avec la fosse du chapiteau tullois, prise dans les torsions et les élans, en cinq minutes à peine. Magic Mirror plein comme un œuf d’autruche, assemblée suspendue à la musique et aux revendications du gang en action. Ça fore des trous dans le militantisme, ça saute des barrières côté musique. Electro, bien entendu, mais aussi pop naïve, berceuses « pour ne pas aller dormir », sensualité rugueuse, à cran. Le tout doublé ici d’un poème palestinien, là d’une mélopée enjôleuse ou d’un maquâm brillant. C’est une utopie très concrète qui se joue. Structurée avec des formes complexes et posée, insoumise et ronde, sur la basse parfaite de Timothée Robert, dont on avait remarqué le très malin Quarks (2021). Le reste s’envole à loisir et à l’envi, vissé à la sensation et à l’instinct. Ça casse du rock à la pelle, ça piste du dancefloor gnawatomique, ça carbure aux solos saxés free. Bordel mathématique autant que savant mélange, la musique de Sarāb est irréductible à ce qu’on en comprend. Rien de joli, encore moins de poli. Ça vous prend par l’épaule pour vous dire les tyrans et les horreurs du monde, et un peu l’espoir aussi. Jouer ça place Gambetta, historiquement, ça a un peu de gueule, quand même.

samedi 25

On a beau connaître un groupe par le cœur, un lieu de concert peut, à lui seul, en révéler quelques nouvelles évidences. Deux des trois larrons de [Na] grenouillent dans les pages de PointBreak, le trio fait ainsi partie de la famille. Mais l’intuition de son rapport lynchéen à la musique n’était pas apparue avant cette date au Magic Mirror de Tulle, lancement avec le set à Jazzèbre l’avant-veille, d’une tournée JazzMigration. Magic Cabaret, le mirror du Bleu en Hiver. Lent et puissant, bondé une fois de plus, et bordé de tentures rouges et sombres. Cocon parfait pour assister aux ébats du trio avec les obédiences punk. Punk ? Moins dans le caractère que la façon de faire exploser son sujet même pour rejoindre les terrains fertiles d’un blues heavy, d’un jazz nourri au monde. [Na] ouvre ainsi le couvercle de sa propre boîte de Pandore, montre des mondes parallèles, livre ses angoisses intimes et politiques, frappe d’un talon hargneux l’effroi d’une petite foule venue tenter décoder les contours de cette musique pour danser un peu. Et ça prend. L’inquiétude qui survole ne plombe rien et le festival se fait un drôle de cinéma mouvant au contact d’Alsacos pas avares en reverb, encore moins en distorsion et en larsen. Persévérance est un des derniers tracks sorti par le trio. Une petite profession de foi, aussi, livrée à l’heure de l’apéritif. Petit cinoche de sombres plaisirs secrets, dévoilé avant les grandes coutures filmiques d’un Eric Truffaz, venu hanter le théâtre de Tulle, pour la soirée.

La Strada en ouverture, et la nostalgie égrenée au Rhodes pose le débat. Ça veut dire quoi rejouer une fois de plus des musiques de films, sans image, hors cadre et sans les arrangements parfaits qui ont assuré leur longévité. Ça veut dire quoi de se faire valoir avec ces morceaux d’imaginaire collectif, un soir de janvier dans une salle de scène nationale ? Pas mal de choses, en réalité, je pense. Notamment de la part d’un ex-exégète du groove à la française, devenu saint-patron du beau son. Enfin milesien, clair dans sa ligne, précis dans ses entournures, cinématique et contre-plongeant dans l’armoire à jazz : ascenseurs, échafaud, et polars-jonctions de malfrats et de suspens. Truffaz, de fait, aplanit les différences qui séparent ses inspirateurs. Les envolées angoissées et ricanantes de Michel Magne, Fantomas, ou le lyrisme solaire et populaire de Nino Rota. Le tout est mâtiné d’une syncope déférente, tourné généreusement. Que ce soit sur Gerbier, chez Morricone, sur un Cycle by Cycle repris du disque Lune Rouge (2019) ou sur L’Envol, nouveau track au lyrisme vrilleur. Looooongue reverb, et confiance déléguée par le locataire de la Blue Note à la génération précédente. Backing band tout terrain de Rollin’ et de Clap, en vacances nécessaire d’innovations, porté au plus juste du son du leader, et de l’imaginaire universel en action au Théâtre de Tulle. Truffaz le longiligne, tout juste en équilibre sur le nez de scène, tutoyant du pavillon l’admiration sans faille d’une salle pleine. À ses côtés, plaisir non-feint de retrouver la classe d’un Mathis Pascaud terreur d’élégance, aperçu cet automne à Nevers, aux côtés de Marion Rampal, et en compagnie de Raphaël Chassin, driveur en chauffe ici même. Plaisir d’entendre le vieux complice éternel, Marcello Guiliani, enroulé sur sa basse, près de son ampli, en face des voicings aux claviers de Matthieu Llodra, dévorant chaque note jouée très détachée. Parmi cela, bonheur des retrouvailles, ou resucée de mystères en chromo technicolor, Truffaz avance doucement, plus spectral que jamais. Au même âge, Miles avait l’allure d’une vieille femme acariâtre et vaudou, le Franco-suisse a la silhouette d’un Hamlet, rassemblant ses conseils, sans discours. Laconique. En ces temps en panne de récits communs, remuer l’imaginaire collectif n’est pas vraiment une mauvaise chose. Surtout si cela envahit le champs des cadrages et de la pensée-monde. Aucune image en scène, mais sans doute pas mal de souvenirs en salle, des émotions, des sensations, des pensées vagabondes, un ailleurs de récit, forcément fantastique. Et Truffaz, sur la simplicité pleine d’échos de son instrument, de rejoindre la brigade des passeurs de mémoires.

dimanche 26

« Bonsoir, nous sommes DakhaBrakha, d’Ukraine libre ». Tournée anniversaire 20 years or more. De quoi couvrir les années tragiques, les plus récentes, mais aussi l’histoire d’un peuple avec ses remous et ses accointances musicales hors de ses frontières. Frontière, le mot n’est pas léger ici, puisqu’en ce moment-même des armées jouent, contre l’invasion russe de février 2022, une sale partie de saute-mouton par-dessus les lignes de démarcation. Biélorussie complice, Donetsk et Dombas presqu’à genoux.

DakhaBrakha est debout. Même jouant tous·tes assis·es, les quatre artistes d’Ukraine sont debout. Ne serait-ce que pour cell·eux qui sont tombés, là-bas. Debout depuis plus de 20 ans, alerte comme un groupe en état d’urgence. À noter, le combo ukrainien préexiste aux velléités colonisatrices de Vladimir Poutine, mais aujourd’hui le message d’universalisme qu’il porte en sons et en images n’en est que décuplé. Foncièrement de culture russe, l’Ukraine ? Définitivement non. Mais issus furieusement des terres de mélanges : blues primitif, scansions tribales, ethno-techno, fantasmagories lentes, musique de chambre rugueuse, polyphonies en friction et rythmiques populaires. De ces rythmiques qui vous laissent difficilement assis sur un fauteuil de salle. Dans ce fracas sonore inventif, l’œil est conquis. Par une scénographie au cordeau. Lightshow aussi percutant que discret, large vidéo abritant une flopée d’illustrateur·ices pour embarquer les esprits et les laisser se retourner. Face aux histoires de maris impossibles à trouver, de mensonges qui blessent pour longtemps, de chants des hautes plaines, de tragédies maritales des Carpates, de plaintes sans parole et du miracle qui ramènerait sans politesse Poutine dans ses murs. Pour cela, DakhaBrakha joue de l’hypnose, de l’orient, du terreux et de la ferveur en pagaille. Organisée, puissante et fédératrice. Dans un mix expé, personnel et libre. Jusqu’à la rencontre avec l’image filmée de soldat·es et de manifestant·es en lutte, libres d’apparaître sur l’écran pour défier la fiction et libres de vous ramener au goût du jour, amer et métallique. Liberté, liberté, dernier rempart à défendre, avec l’accordéon en main et le mors aux dents.

jeudi 30

Trio Vercors


Sylvaine Hélary en interview par J.Paul Gambier

L’Orchestre incandescent


Guillaume Malvoisin / POINTBREAK , textes
J.Paul Gambier, photos et interview

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