Époustouflant, divertissant, épatant, surprenant, drôle et émouvant, techniquement infaillible, les superlatifs manquent quant il s’agit du pianiste et compositeur Martial SOLAL, plus de 70 ans de carrière au compteur, plus d’une centaine de disques, des dizaines de compositions pour le Jazz, le cinéma ou la musique classique, qui, a plus de 90 ans, se livre en récital solo – et l’on sait combien l’art du piano solo Jazz est exigent et difficile – avec un art consommé de l’improvisation, de la maîtrise technique, du plaisir de jouer et du sens du répertoire, dans ce magnifique récital donné salle Gaveau à Paris en janvier 2019, qui, nous l’espérons, ne sera pas le dernier, malgré l’avertissement de l’intéressé.
Véritable monument de la musique française, immense musicien à cheval sur deux siècles, Martial SOLAL, né le 23 août 1927 à Alger, poursuit une carrière riche et éclectique commencée au début des années 1950, notamment en accompagnant et en enregistrant avec les géants Django REINHARDT pour ses dernières faces le 8 avril 1953, et Sidney BECHET en 1956, ainsi qu’avec le saxophoniste Lucky THOMPSON.
Il grave ses premiers disques en trio où se manifestent ses grandes qualités techniques, son don inné d’improvisateur, son sens de l’humour et de la citation, et une sonorité, un rythme et une mise en place immédiatement reconnaissables.
Parallèlement et pour arrondir ses fins de mois, il accompagne avec son orchestre des chanteurs de rock ou de variétés, et crée en 1956 son premier « big band ».
Il écrit ses premières compositions « classiques », et en 1960 signe sa deuxième musique de film après Deux Hommes dans Manhattan de Jean-Pierre MELVILLE (1959) pour A Bout de Souffle de Jean-Luc GODARD, qui lui a laissé carte blanche et qui lui assure de confortables droits d’auteur.
Il continuera de composer pour le cinéma (plus d’une vingtaine de films à son actif).
Sa renommée dépasse vite les frontières, il séjourne aux Etats-Unis en 1963, se produit à Newport, joue dans les clubs de New York, et retourne en France avec son trio dans un style souvent novateur et percutant.
Il collabore avec les musiciens les plus prestigieux, organise un big band de 16 musiciens, retourne aux Etats-Unis, joue au Village Vanguard à New York, compose une série de concertos pour divers instruments, continue de se produire sur scène – bref une activité débordante qui laisse pantois.
Le 23 janvier 2019, il donne son premier récital solo salle Gaveau où il s’était produit en 1962 et 1963 en trio, sous le titre : « Martial SOLAL improvise ».
Le disque publié par le label Challenge Records intitulé Coming Yesterday : Live at Salle Gaveau 2019, est sorti récemment.
Il est accompagné d’un livret où le pianiste se livre à quelques réflexions sur son métier de pianiste : « qui pour maintenir un certain niveau cet instrument exige une fréquentation quotidienne… et vous demande de la délicatesse, de la brutalité, de l’énergie surtout… la liberté demande beaucoup de travail ».
Il est composé de neuf titres, essentiellement des standards bien connus de Broadway et abondamment utilisés par les musiciens de Jazz, que SOLAL appelle : « des prétextes, des enjeux, des sujets de dissertations que vous pouvez développer de mille et une façons, au gré des évolutions qui surgissent dans votre esprit ou dans votre entourage », ainsi que deux compositions du maître.
Le récital est émaillé de commentaires humoristiques entre deux morceaux qui ravissent le public tout acquis à sa cause.
Martial SOLAL est capable de « désosser » n’importe quel thème pour en tirer la substantifique moelle harmonique et rythmique, souvent émaillé de citations qui témoignent de son immense culture.
Le premier morceau, I can’t Get Started (Je n’arrive pas à démarrer), thème de Vernon DUKE et Ira GERSCHWIN pour la comédie musicale Ziegfeld Follies of 1936, popularisé par le trompettiste Bunny BERIGAN, débute sur une série d’accords dissonants, et nous vaut un commentaire plein d’humour du pianiste : « Je voulais m’en débarrasser parce que cet air me trottait dans la tête depuis trop longtemps » !
Il sera suivi de Coming Yesterday de SOLAL, le plus long morceau du récital (près de 12 minutes), tout en accords serrés, suivi d’un medley entrelacé de thèmes de Duke ELLINGTON (Take the A train), Juan TIZOL (le célèbre Caravan) et Billy STRAYHORN (Sophisticated Lady), les compagnons de route de l’immense Duke, au gré de sa fantaisie.
Après une composition du maître, Sir Jack, où le pianiste utilise la célèbre comptine Frère Jacques, avec une solide main gauche, c’est le vieux saucisson Tea For Two de la comédie musicale No No Nanette (Vincent YOUMANS et Irving CAESAR), qui prend un vigoureux coup de jeune, et un facétieux Happy Birthday To You (thème tombé dans le domaine public depuis fort longtemps), qui s’adresse à quelqu’un dans la salle dont c’est forcément l’anniversaire…
Vient ensuite le célèbre et fréquemment interprété Lover Man de Ram RAMIREZ (qui lui a permis de vivre confortablement de ses droits d’auteur), sur une longue improvisation avec une citation de « Au Clair de le Lune ! ».
I’ll remember April, autre standard romantique de 1941, est suivi du non moins joué My Funny Valentine, de la comédie Babes in Arms de ROGERS and HART, un chouchou du trompettiste Chet BAKER, ici débarrassé de sa mièvrerie sentimentale assez sucrée.
Le récital s’achève avec Have You Met Miss Jones des prolifiques ROGERS and HART, tiré de la comédie musicale I’d Rather Be Right (1937) représentée à Broadway.
Un peu plus d’une heure d’un récital éblouissant où SOLAL laisse libre cours à son inépuisable génie de l’improvisation, ponctué d’un humour rafraichissant, d’un grand dynamisme, d’une élégante liberté d’expression et d’une irréprochable technique au service de sa profonde musicalité, un pied de nez à son grand âge dont on ne sent nullement les effets.
Chapeau bas Maestro ! Nous vous aimons et nous vous admirons, votre musique est jeune et éternelle et nous rend la vie plus agréable et plus légère.
Michel d’Arcangues