On est très loin ici du discours de Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Il y est pourtant question de Mémoire et de Résistance. Et de musique ; mais ce n’est pas celle de la langue, dans une mise en voix restée fameuse et visant la grandeur, plutôt du son qui se fait le plus modeste possible et par là touche au plus juste de ce à quoi il vise.
Levons un coin du voile : pendant l’Occupation à l’aube, Jeannot ne lestait pas les sacoches de sa moto de jambons destinés au marché noir mais de « sa caisse claire et d’une frêle cymbale » pour un village des Alpilles où il ferait tourner les têtes en compagnie de Séverin, accordéoniste, dans un de ces bals clandestins où le danger et le plaisir s’aiguisaient l’un à l’autre. C’est à la mémoire des ces équipées comme à celle de Jeannot, son père, que Luc Bouquet, batteur comme lui, a voulu rendre hommage.
On pourrait ignorer tout cela que la musique n’en serait pas moins belle, mais le savoir éclaire la charge émotionnelle qui émane d’un solo à nul autre comparable. Nous savions, depuis Max Roach, ce qu’un certain usage des peaux peut receler d’indignation, d’éloquence revendicatrice, d’appel à l’insurrection. C’était à chaud, au moment de la lutte pour les Droits civiques, Max Roach parlait haut, droit et fort, avec violence et rigueur. Bouquet se réfère ici à un passé de plus de quatre-vingts ans. Il n’entonne pas un discours peu coûteux contre un régime ignominieux qui n’est plus qu’un chapitre dans les livres d’Histoire. Ne pas tricher avec la mémoire, jouer à cache-cache avec le temps dans le jeu louche de l’anamnèse, c’est sans doute une raison de la puissance de ce qui nous atteint au travers de ces quatre solos de batterie, qu’introduit et conclut, en s’approchant en s’éloignant, avec délicatesse et retenue, la frêle voix d’un harmonica trouvé par un petit enfant dans le tiroir d’un vieux buffet. C’est la voix même du souvenir, par laquelle il nous appelle, s’installe et, finalement, nous somme de répondre.
D’une magistrale étude pour cymbales seules (Le Carré Rond) ou de passages où sont exclusivement sollicitées les peaux à de longues des pièces où la batterie enfin se rassemble, Bouquet esquisse tout à la fois un temps et un paysage. Les lieux leur ont donné leurs noms (Le Castellas, Les Gipières, Les plaines de Lauzières), leur ambiance, ouverte comme certains paysages des Alpilles, horizontale. On y respire largement, et par un jeu constamment aéré, on ne serait pas surpris d’en percevoir les fragrances lorsque, avec lenteur, patience et précision, de la paume, des doigts, du feutre, du crin ou de l’olive, caressées, frottées, frictionnées, percutées, les cymbales expriment toutes les ressources du cuivre. Entrer ainsi dans la matière c’est plonger dans le temps, en révéler l’épaisseur, la densité, en traverser les couches (Rond Carré). Sur les peaux, une semblable attention met en alerte ; l’accompagne comme une ombre la prescience du danger. Une fois son intégrité restaurée, la batterie ne se livrera jamais à des déchaînements hors de propos ; rafales et bourrasques conserveront dans leur économie un caractère secret. L’ivresse de la fête laissera filtrer la présence, non loin, de la chose militaire, et l’une comme l’autre ne s’entendront dans un impeccable ordonnancement que comme une limitation réciproque. Le chant et le recueillement bordent Les Gipières et garantissent de ne verser dans le tragique ni dans l’épique. Cette retenue est œuvre de mémoire, engagée, respectueuse. Ici, les balais sont de bruyère, les grincements d’huis de planches, les roulements de lessiveuse. Là est la grandeur.
Chaque époque dicte les aspects qu’emprunte la résistance à sa forme propre de barbarie. Sous la chape de plomb tombée avec l’Occupation, maintenir au péril de sa vie la possibilité du plaisir ne relevait pas d’une attitude frivole. On écrivit des vers dans les garrigues, le fusil à la main ; composa des orchestres jusque dans les camps. En 2023, ce même désir tenace de faire entendre d’autres airs que celui sur lequel on voudrait nous faire danser, s’est réfugié dans les granges, les maisons accueillantes, les ateliers et les studios privés1. C’est aujourd’hui notre maquis. Là où, à l’écart du raffut assourdissant et cadencé de la sono mondiale ou de ses mièvreries profilées, s’élaborent les formes choisies d’autres mondes vivables. Hier, il était question de sauver son âme avec sa peau, aujourd’hui son âme seulement. Pour l’instant. Par les moyens de la douceur, avec une profonde probité, Luc Bouquet rend, par les moyens d’un instrument qu’il a reçu en héritage, un hommage de musicien résistant à un résistant musicien.
Au Bal clandestin s’écoute comme un poème, est un poème. Bouleversant comme
(…) los poemas que ensanchan los pulmones de cuantos, asfixiados, piden ser, piden ritmo, 2
les poèmes qui gonflent les poumons des asphyxiés, demandent à être, demandent le rythme,
Il nous vise « al pecho ».
Philippe Alen
1Ici est le lieu de remercier une petite école de musique, celle du Passage d’Agen, et avec elle Aude Rocher et Roland Devaucelle, qui ont rendu possible cet enregistrement, et, bien sûr, Jean-Marc Foussat et Fou Records, résistants d’aujourd’hui.
2 Gabriel Celaya, La poesía es un arma cargada de futuro (trad. Pierre Darmangeat). « Tal es, arma cargada de futuro expansivo / con que te apunto al pecho. » ([Telle est ma poésie], arme chargée d’un avenir en expansion, dont je te vise à la poitrine.)