26 janvier 2025.
Ludovic Ernault (as), Pierre Bernier (ts), Jean-Christophe Kotsiras (p), Blaise Chevallier (b), Ariel Tessier (dm).

Après avoir rendu compte du passage de Lennie’s dans l’édition 2022 du festival Comme ça vous chante1, le soin laissé à d’autres de rendre compte de l’album qui s’ensuivit quelques mois plus tard – un Lennie’s2 qui commotionna Jazz Magazine, occasionna une présentation par Alex Duthil dans une de ses dernières émissions de France Musiques3 et emporta le reste de la critique, leur récent passage à proximité a donné l’occasion d’enfoncer le clou. C’est donc dans le cadre chaleureux d’un concert à domicile – mais quel domicile, capable de mettre en place deux concerts d’affilée pour faire face à l’affluence, au coeur d’un marais, à travers nuit et brouillard : les clubs parisiens peuvent aller se rhabiller ! – que Lennie’s a fait son retour charentais, auréolé d’une fraîche gloire obtenue d’emblée, sans coup férir.
En une fraction de seconde, de la batterie au piano en passant par la basse, une rafale balaya le seuil que s’épanouisse la première pièce, l’amorce d’un tourbillon, de ceux qui signalent dans un dessin animé l’apparition soudaine d’un mage, d’un enchanteur ou d’une fée : It’s you, justement : un thème invocatoire et même propitiatoire de Lee Konitz. « You » ? Tristano assurément. Placé sous son égide, ce quintet entretient un lien vivant à sa musique. Sa formation, son répertoire certes, mais surtout ce qui sous-tend son esthétique : linéarité sans faille, dense contrepoint, motricité unique, à la fois tendue et décontractée ; enfin, animant le tout, une libre énergie qui se coule avec aisance dans le chenal tortueux de pièces à la fraîcheur non démentie.
Dans l’élan de cette fulgurante entrée en matière en trio, l’entrée des deux saxophones assit aussitôt le son tristanien. Un ténor aux mélancoliques fêlures, un alto mat et sinueux, leur ensemble ajusté puis savamment décalé, l’articulation de la science et du jeu, il y avait tout cela mais aussi davantage : la vie. Avec Lennie’s, d’être vécu au présent l’hommage n’en n’est plus un. La balle lancée il y a plus d’un demi-siècle ne retombe pas comme après un long arrêt sur image. Reprise, retournée, la partie continue. Ce que fit entendre une suite de pièces dues pour l’essentiel à Jean-Christophe Kotsiras (Why not, Shining, Emelia, Leave res, Flow my tears) qui jetèrent un pont jusqu’au Palo Alto de stricte obédience (Konitz) sans solution de continuité. Le quintet s’est emparé avec un constant bonheur de ses thèmes qui, chose rare, hantent longuement après qu’on les a une fois entendus (en solo, en duo avec Alice Rosset dans HasinAkis, en trio avec Eleusis…). Des thèmes ici mis en scène avec un drumming très animéet un ténor à la rage intériorisée (Shining), arrangés en sous-ensembles diaprés glissant les uns sur les autres (Emelia) ou encore tout de suspensions, de coulissages et de jeux de timbres (Flow my tears)4, avec son solo de piano presque « baroque ». Dans ces jeux de tiroirs et de porte dérobées, se glissait encore une pièce de Ludovic Ernault, belle et amicale révérence au contrebassiste (Monsieur Chevallier) commencée par un long trémolo et achevé au piano en une barcarolle quasi-fauréenne. Impérial tout au long, un indéfectible sourire glissé sous la tignasse et des carreaux à épaisse monture, Chevallier, outre son assise, sa rondeur de grosse cylindrée, dispense où qu’il soit la douce joie d’un feu de bois. Une ronflante ouverture de Me and you à l’archet devant la cheminée palliait largement son absence au foyer.
Ce pont conduisait donc à Palo Alto, attaqué par les deux saxophones seuls en un joyeux contrepoint échevelé et fourni rejoints par l’ensemble pour franchir un nouveau palier d’énergie, s’amincir en un solo de batterie, et s’achever sur un magnifique duo de la rythmique à nu. Lennie’s devait conclure sur son martèlement implacable, mais subtilement construit pour faire chatoyer chacune de ses facettes tout en rejouant le tour facétieux de Haydn dans sa Symphonie des Adieux : après un solo d’alto, un trio de piano fondé sur un jeu en octaves s’épuisa progressivement jusqu’à se réduire à un solo de batterie articulant des séries de rim-shots. Un rappel refit néanmoins l’unité du quintet pour un Me and You (Popkin) au titre éloquent. De It’s you à Me and You, la boucle était bouclée. Après avoir invoqué Tristano, distillé des compositions originales où son esthétique se trouvait assimilée et relancée, le quintet pouvait se poser en toute autonomie sur un plan unique, auquel tient une grande part du charme de la musique de Tristano comme de celle de Lennie’s, celui d’un monologue à deux.
Philippe Alen, texte et photos
1« Sous le jazz la musique » : https://www.jazzin.fr/sous-le-jazz-la-musique/
2Lennie’s, 2004, Soprane Records (SP106).
4Un coulissage sémantique tout aussi bien puisqu’il n’empruntait à la sublime pièce de Dowland qu’au travers de Philip K. Dick (Flow my Tears, the Policemand said, une nouvelle à la dystopie prémonitoire puisque les États-Unis y sont devenus une dictature).