Enregistré à la Bibliothèque de Massy, 13 novembre 1980.
La première pièce intitulée John Tchicai in West-Africa meets Jimmy Lyons in Maghreb, la deuxième simplement Cordered mais avec une dédicace « for Steve Lacy & Anthony Braxton », c’est peu de dire que ces exhumations – qui viennent tardivement étoffer la discographie d’un duo qui, comme tel, n’avait jusqu’ici livré qu’un seul album1 – nous parviennent inscrites dans une histoire. Une histoire qui paraît tout à coup à la fois proche et lointaine.
En 1980, Lacy, Braxton, John Tchicai, Jimmy Lyons avaient ouvert grand pour les uns, arpenté pour les autres des espaces neufs. Des noms, des repères ; aujourd’hui des stèles.
John Tchicai in West-Africa meets Jimmy Lyons in Maghreb : une seule note essentiellement, frictionnée de l’archet, mise en rotation par des arpèges serrés et rèches, accélérée, lancée soudain, lâchée comme la pierre d’une fronde – mais qui reviendrait comme un boomerang, chargée d’un morceau de ciel arraché à l’horizon, un Nord affolant une boussole jusqu’à lui faire pointer le Sud. Nous sommes tout à coup vipère ou cobra quand l’alto de Lazro se mue sans prévenir en zurna de charmeur de serpent marrakchi. Et devant le frêle étagement qui s’élève de cette cellule tournoyante et sa volée d’étincelles il semblerait qu’en effet opère un charme qui évoquera aussi bien les noires tropiques, celui-là même qui avait attiré Avenel vers la kora. Pour cela, il faut plonger dans l’élément du son, ce que réalise superbement l’enregistrement2 parvenant de ce fait à abolir ce qui sépare hier d’aujourd’hui. Hier, quand une bibliothèque osait offrir cela à ses usagers, live ! Aujourd’hui, quand elle liquide ses collections. Histoire rendue proche, donc, et demeurant lointaine, désormais objet de convoitise : un peu comme le pot de confiture en haut de l’armoire aux yeux de l’enfant juché sur une chaise branlante – image elle-même un rien datée…
Lacy, Braxton invitaient à reconsidérer la mélodie par la répétition, à décomposer le son en ses éléments premiers. Il y a tout cela aux premiers échos de Cordered, tout cela et bien sûr davantage : en rien œuvre d’épigones, on assiste au contraire au retour de ce service. Un appareillage pour la haute mer, mobilisant l’énergie pour l’aventure et la découverte, non dépourvu d’interrogations. Frises de suraigu, engorgements, questionnements fiévreux, muqueuses irritées, ritournelles savonnées d’une part ; évasions rêveuses arco, saisies au vol du bout des doigts ou à pleine main, comme la prise au vent d’un vieux gréement de l’autre ; ce sont des épousailles sensuelles au coeur des éléments. Cela claque, craque, siffle et chuinte – et chante, toujours. Après quelques secondes d’applaudissement, un soupir a été conservé : « Terre » !
Philippe Alen
1 The Entrance Gates of Tshee Park (Hat Hut, 1980), deux plages enregistrées exactement un an auparavant en novembre 1979.
2Jean-Marc Foussat aux manettes…