L’avenir en héritage / Myra Melford Fire & Water quintet

Myra Melford Fire and Water quintet : Myra Melford (p), Ingrid Laubrock (ss, ts), Mary Halvorson (g), Tomeka Reid (cello), Susie Ibarra (dms).
Tours, Petit Faucheux, 30 avril 2022

DR

Cette question de l’héritage [0] revint aux première notes de Myra Melford qui introduisit son quintet par un solo ravageur : déplacements à la vitesse de l’éclair sur toute l’étendue du clavier, toucher percussif, modes de jeu impliquant une impressionnante digitalité, un renversant jeu de poignet qu’appuyait au passage la totalité de l’avant-bras, le tout en d’improbables enchaînements, l’entrée de voix successives pour égrainer des cellules à la croissance contrôlée ; tout « Cecil Taylor » en trois minutes – ou presque. Et mieux que cela : Myra Melford. Violoncelle et batterie, puis ténor éruptif d’Ingrid Laubrock, c’est avec l’émergence de la guitare devenue soliste dans l’œil du cyclone, qu’un thème prend enfin place dans cet espace dégagé, sur des scansions de l’ensemble.

Compositions complexes, enchaînées en composition de compositions[1], il n’y avait guère de fil d’Ariane pour se guider dans ces structures égarantes, additions de parties elles-mêmes labyrinthiques. Pourtant, si l’on devait trouver un modèle auquel référer le fonctionnement de ce quintet, c’est à celui d’un ensemble de chambre classique qu’il faudrait se référer[2]. Transposer la conduite du premier violon, les interventions de chaque voix dont l’écriture varie les combinaisons en jonglant avec plusieurs éléments thématiques, superposés ou désarticulés à l’envi. C’est ainsi que, plutôt que de se produire comme un ensemble stable, le quintet se fractionne, se reformule sans cesse en dévalant des montagnes russes dynamiques, se reconstitue en sous-ensembles mouvants entre lesquels tous les frottements sont possibles, dédoublements, superpositions, dérives, suspensions. Symptomatiquement, le recours fréquent à des pédales généralement génératrices d’atmosphère se trouve investi, par leur constant renouvellement, d’un rôle plus structurant. De même, au cours d’un solo de ténor, Ingrid Laubrock répète une manière de cancannement dont elle fera par une simple variation de timbre dévier le cours d’un phrasé haché. Un peu plus tard, du cœur de ce maelström, fait surface un solo de Mary Halvorson qui, sur des harmonies pop, empile des gestes folk surmontées d’un coulis de be-bop, le tout maintenu par une faveur élastique dont elle a le secret.

Philippe Alen

Les remerciements de Myra Melford au « Petit facho », accent américain joint à ces temps d’élections, mirent en joie une salle qui n’en demandait pas tant. Aussitôt contrastait une pièce débutée par de petits ébruitements suivis d’un solo de percussions aux sons brefs, variés, aérés, empêchés, d’une Susie Ibarra méticuleuse pour introduire la plage intimiste d’un duo piano-ténor sotto voce, un solo de violoncelle sur un mode lyrique mais retenu. Une section chantante évoquant une rêverie en bord de mer, la pianiste en dirigeant d’un doigt précis le mouvement de ressac. Une dernière pièce le prolongea où, du fond du piano sourdit un lent bercement, s’épanchant en vagues de guitare et de soprano, ourlées de violoncelle et cernées du reflet cuivré des cymbales. Ceci pour rendre hommage au travail d’orfèvre de Myra Melford que l’on put voir tout au long chanter du piano, en chef d’orchestre, toutes les parties. Comme il restait encore des recoins inexplorés, un rappel convoqua, sous de multiples couches, de riffs, de tags, et de tout ce que l’on voudra, un soleil caraïbe. Mais, comme dans ces dessins destinés à l’amusement des enfants, où il faut chercher le chasseur qui se trouve immanquablement profilé dans les frondaisons sinon dans les nuages, c’en était plus le sentiment que l’expression.

Les quatre musiciennes réunies autour de Myra Melford, concentrées sur leur partition, pas un instant n’ont donné le sentiment qu’elles jouaient là une musique « de papier ». Malgré sa complexité, les exploits de mise en place qu’elle laissait supposer, la musique s’est envolée, libre comme l’air. Elle existait. En deux volets, très dissemblables, réponse était donnée à une question déjà ancienne : oui, le jazz est encore possible. Il faut s’en faire une raison, il est maintenant très écrit, et alors ? Il était clair ce soir-là, non seulement que le jazz est encore possible, risqué dans l’écriture, à la condition, qui n’est pas mince, de s’y employer sans rien abandonner d’un élan qui vient du plus lointain, se poursuit au-delà en ondes sensibles, plus tard perdues sauf en un ultime ressaut de la mémoire, mais que ce peut être sans dommage, et même pour son plus grand profit.

Philippe Alen


[0] Cf. L’avenir en héritage, chronique du concert de Prospectus qui précédait celui du Myra Melford Quintet

[1]Si le programme consistait en une longue pièce pièce en dix stations enregistrée pour Rogueart, For the love of fire and water (ROG 0119), l’équilibre de ces parties était largement bouleversé dans cette version live et la tonalité de l’ensemble profondément modifiée. Le présent compte rendu ne saurait donc en rien tenir lieu de la chronique du disque. (Note inutile, mais sait-on jamais ?)

[2]Et que c’est même là un autre effet possible du Troisième courant.

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