Joe Fonda sur tous les fronts

Présent depuis 40 ans sur toutes les scènes du monde, Joe Fonda, infatigable et enthousiasmant, sera en tournée en février avec New Origin, un trio rarement entendu en France, aux côtés du clarinettiste Christophe Rocher, et du batteur Harvey Sorgen.

Depuis notre dernier entretien pour Improjazz en 2012, il s’est passé bien des  choses. Pour ce qui te touche directement, on compte hélas deux disparitions : celles de Roy Campbell (2014) et celle de Mark Whitecage (2021). Tu as partagé quarante ans de ta vie avec Mark, et publié un magnifique album à sa mémoire[1]où la trompette est tenue par Thomas Heberer. Si, comme tu le dis, Lou Grassi et toi constituez le noyau du groupe, comment avez-vous fait pour conserver son identité au Nu Band tout en substituant une guitare à l’alto ? Dans cet entretien, tu évoquais ta façon de penser sur le long terme, à la différence de la plupart des Américains…

S’agissant de Mark Whitecage, Mark était un mentor et un enseignant. J’ai énormément appris de Mark. Nous avons une grande histoire ensemble. J’ai commencé à jouer avec Mark avec Michael Jeffrey Stevens, en trio. On se réunissait une fois par semaine chez Michael, à Brooklyn. On a décidé de s’adjoindre un batteur. Et puis j’ai pensé que Herb Robertson serait peut-être une bonne idée. On a donc amené Harvey Sorgen et Herb Robertson et créé un nouvel ensemble, le Fonda/Stevens Group. Mark a apporté, comme dans tous les groupes dans lesquels on s’est retrouvés avec lui par la suite, une énergie incroyable et une compréhension immédiate de la façon de se saisir d’une composition et de la faire éclore. Comment être libre dans le cadre d’une composition ? L’énergie de Mark était contagieuse et c’était un artiste altruiste. Mark n’a jamais mis son ego en avant. Dans la musique, il ne ramenait jamais rien à lui, il n’était question que de communiquer avec son public et de s’exprimer. Il était également extrêmement créatif, c’était sans limites. Un musicien qui puisait à des sources créatives infinies. Mais revenons au groupe Nu Again, comme avec tous les groupes avec lesquels il a joué, une part de Mark est restée comme un de ses membres essentiel. Une grande partie du son et de la beauté de la musique antérieure et des disques. Nous nous sommes connectés directement à sa créativité musicale (musicianship). La relation qui s’est développée entre Mark Whitecage et Roy Campbell était un processus intéressant. Il leur a fallu un peu de temps pour comprendre comment jouer ensemble. Mais après, c’est devenu un duo incroyable au sein duquel ils pouvaient jouer ensemble, collectivement, entrelacer leurs lignes, leurs textures et leurs improvisations d’une façon tellement unique. À la mort de Roy, Mark, Lou et moi avons décidé que nous devions tout bonnement continuer, parce que c’est ce que Roy aurait voulu. Et Roy, soit dit en passant, en était l’un des instigateurs. Lui et Lou avaient décidé de faire un projet ensemble, et ils m’avaient appelé ainsi que Mark. On a donc décidé collectivement de trouver un autre trompettiste, et on a choisi Thomas Heberer. Chose intéressante, Thomas était complètement différent de Roy, il avait une autre façon d’aborder la musique. Ils ont donc dû de nouveau trouver un moyen de jouer ensemble. Le même processus se répétait, et avec le temps, c’est redevenu un merveilleux duo entre ces deux musiciens. Leurs improvisations collectives sont devenues quelque chose de très spécial. Thomas a apporté sa précision dans la lecture du matériel écrit et Mark en a profité. Nous n’avions jamais vraiment eu cela dans le Nu Band avant l’arrivée de Thomas, et cela a changé la musique d’une façon merveilleuse. Ensuite, avec la disparition de Mark, ça n’a pas été facile car il était essentiel au son de groupe. Mais tous les trois, on a décidé de continuer. Ca aurait été le souhait de Mark. On a  choisi Kenny [Wessel]. Lou et moi avions joué avec lui. Et Thomas le connaissait. On a pensé que c’était peut-être le moment d’opérer un gros changement dans le son. De plus, Kenny vit dans le même immeuble que Lou à New York, c’était très pratique.  Kenny est un musicien magistral, un grand musicien. Nous voici donc arrivés à la troisième étape du Nu Band, et j’adore ça. Je dirais que le son est passé d’un quartet très énergique de New York Downtown à une orientation plus chambriste. Parlons un peu du disque que nous avons dédié à Mark, Live at the BopShop. In memory of Mark Whitecage. C’était l’une des dernières tournées et séries de concerts que nous avions avec Mark. Il commençait tout juste à tomber malade, mais le cancer n’avait pas encore pris le dessus. Il était encore en forme. On a eu la chance que ce concert à Rochester New York ait été enregistré. Mark était à son meilleur. Il joue tout de façon exquise et sa voix introduit le CD. Il joue cette flûte amérindienne que Thomas lui avait ramenée du sud-ouest des États-Unis et il joue la plus belle prière pour les Gardiens de l’eau, un groupe d’Amérindiens et autres qui luttaient contre le développement d’un pipeline en cours de construction à travers leurs terres. C’est le début du CD et Mark joue incroyablement tout le long. J’ai tellement appris de Mark Whitecage que, sans lui, je ne serais pas l’artiste que je suis aujourd’hui.

Une autre chose que j’attends avec impatience pour lundi prochain, 10 décembre, avec une personne très spéciale, un de mes mentors : Wadada Leo Smith. J’ai étudié avec Wadada et joué avec lui dans les années 80. Et j’ai écrit une série de morceaux dédiés à Wadada, puis je l’ai appelé et lui ai demandé s’il voulait les enregistrer avec moi. Nous commencerons lundi, en quartet avec Sakoto, Fujii au piano et Tiziano Tononi à la batterie. L’enregistrement est produit par Long Song Records.

Tu as évoqué Wadada Leo Smith, cette fidélité à très long terme est une constante dans ton parcours (Marylin Crispell, Barry Altschul, d’autres moins connus en Europe comme Katie Bull or Michael Musillami) ; des français (Bruno Angelini), des Italiens, des Asiatiques – Japonais ou Chinois – ( Satoko Fuji, Xu Fengxia), de même que la recherche permanente de nouvelles collaborations (les Allemands Franz Hautzinger ou Erhard Hirt et d’autres) sans oublier bien sûr les groupes qui ont des décennies d’existence (The Nu Band ; avec M.J. Stevens : Fonda/Stevens Group, and Basement Research ; Musillami trio, Carlo Morena trio, etc.). Et maintenant New Origin avec Christophe Rocher… (Tous ces noms parmi tant d’autres encore). Comment est-ce que tu parviens à tenir tout ça de front ?

Ma philosophie depuis le tout début et celle que j’ai héritée de l’influence de personnes comme Anthony Braxton est de constamment construire des alliés qui peuvent être des compagnons et des collègues durables dans l’effort de créer une musique spirituelle et une musique qui peut marcher et être apportée à tous les peuples du monde. Je n’ai jamais voulu me cantonner dans un petit coin. Toutes ces différentes personnes avec qui je travaille dans le monde entier m’apporteront quelque chose de neuf et des influences dont je pourrai apprendre et que je pourrai intégrer dans mon propre langage pour élargir mon horizon. Pour vraiment tenter de gagner sa vie en tant qu’artiste du spectacle, il faut vraiment étendre son activité à la planète entière. Il n’y a tout simplement pas assez de travail sur un seul continent. Je suis toujours à la recherche de nouvelles personnes avec qui jouer et monter des projets. C’est plus qu’un temps plein. Une fois qu’on a créé toutes ces connexions et tous ces projets, il faut trouver un moyen de les faire vivre. La plupart de ces projets sont collectifs. Ce n’est pas seulement moi ou une seule personne qui fait tout ça, qui s’occupe de tous les détails. Il faut aussi de bons amis, des fans et des promoteurs comme toi Philippe. Tu as été d’une grande aide pour de nombreux musiciens. C’est tellement mieux quand tu as 3 ou 4 personnes qui essaient collectivement de s’occuper de ce problème.

Pour changer de sujet, il y a une réédition d’un enregistrement que j’ai fait en 2000, appelé From the Source, avec Anthony Braxton et Brenda Bufalino, danseuse de claquettes. Il ressortira le 15 décembre en Pologne, sur un label de Varsovie, FSR. Une musique très spéciale, un enregistrement très spécial aussi et je suis très heureux qu’il soit réédité. Je tiens également à mentionner le dernier projet dans lequel je suis impliqué. C’est un quatuor avec Alex von Schlippenbach, Barry Altschul, Rudy Mahal et moi-même. Nous avons tourné en septembre 2023, c’était fantastique, j’adore la musique. J’apprécie vraiment l’approche d’Alex. Les concerts affichaient toujours complet. Nous repartirons en tournée en 2025 en février et mars.

Il y a un super trio dont je fais partie qui fera une tournée en France en février, New Origin, avec le grand Christophe Rocher à la clarinette et Harvey Sorgen à la batterie. C’est un trio fantastique et encore une fois, c’est un collectif auquel nous contribuons tous pour le gérer et le faire tourner. Nous avons fait une tournée ici aux États-Unis en septembre 2023 qui s’est très bien déroulée, dont nous avons enregistré la fin et qui sera publiée en 2024.

Il y a deux jours, les 10 et 11 décembre 2023. J’ai enregistré avec Wadada Leo Smith, Satoko Fujii et Tiziano Tononi. C’était un projet que j’avais organisé avec l’aide de Fabrizio Perisonnoto de Long Song records. La musique que j’ai composée pour cette date était dédiée à Wadada, un mentor, un enseignant, un collègue et un grand ami. Dans les années 80, j’ai étudié avec lui environ 2 ans. J’allais chez lui deux ou trois fois par mois pour jouer, étudier sa musique et son système de notation. En 1983, Wadada et Bobby Naughton se rendaient à Chicago pour enregistrer pour Chuck Nessa. Wadada m’a demandé de venir, j’ai dit oui. J’adorais. Pour cet enregistrement, Wadada avait écrit une musique très belle et très stimulante. Je jouais cette musique avec lui depuis presque 6 mois. Chaque fois que j’étais chez Wadada, nous travaillions sur une ou deux de ces pièces. J’ai donc vraiment appris à connaître la musique. Pour l’enregistrement, ce devait être avec Bobby [Naughton], Kahil El Zabar et Malachi Favors. Mais le premier jour des répétitions à Chicago, Malachi  n’a pas pu venir. Comme j’étais là, Wadada m’a demandé de le faire. À ce jour, c’est toujours l’un de mes enregistrements préférés : The Procession of the Great Ancestry (Nessa Records).

Pour mener de front tous ces projets si différents (sans évoquer ta participation de loin en loin à des groupes de blues), et depuis toujours, il faut faire preuve d’une grande flexibilité. Pourtant ton jeu conserve une identité indéniable. Comment as-tu travaillé cela ? Avais-tu l’idée d’une direction consciente ou s’est-il dégagé de toutes ces expériences ?

Très bonne question. Je dirais que la raison pour laquelle je sonne comme je le fais et ma manière de jouer résulte de tout ce que j’ai fait depuis le début de ma vie de musicien et de mes études en musique. Et d’abord par mon intérêt pour la musique prise dans son ensemble. J’ai étudié Anthony Braxton, Ornette Coleman, Cecil Taylor, Sun Ra en même temps que la musique de Charlie Parker, Bill Evans, Sonny Rollins ou Duke Ellington. D’un autre côté, et c’est très important, je vivais auprès d’un grand batteur et, vers mes vingts ans, nous avons joué en duo pendant plusieurs années : Steve Mac Craven. Jouer avec Steve jour après jour pendant plusieurs années, au tout début de mes années de formation, s’est tellement imprimé dans ma façon de percevoir le temps, mon feeling, mon groove. Steve avait un si grand sens du temps, un groove si profond, une perception fantastique. Depuis, son jeu ne m’a pas quitté. Steve est l’un de mes plus chers amis, c’est un frère pour moi. L’autre chose, probablement, c’est que je suis resté ami au fil des années ou que je suis devenu ami avec des batteurs. À la batterie, c’était encore moi. Au fil des années, j’ai travaillé avec nombre de batteurs, qui m’ont tous influencé. Des batteurs comme Claire Arenius, Harvey Sorgen Kenny Kenny avec qui j’ai appris à jouer du Blues. Son shuffle... je n’ai jamais entendu ça ailleurs.  Il pouvait faire sonner un blues comme une symphonie. Ensuite, le grand Barry Altschul a eu une grande influence sur moi. Grâce à tous ces batteurs, j’ai développé une façon de jouer très percussive. Par ailleurs, j’étais naturellement attiré vers les musiciens au jeu très clairement défini. J’ai développé un style de jeu très articulé. Je cherche rarement à me fondre dans un son global. Mes idées ont chacune leur spécificité. J’ai donc été d’abord attiré par musiciens qui jouent de cette façon-là. Assez tôt, le premier chez qui j’ai remarqué cette façon de jouer, qui m’a procuré cette sensation, c’était Herbie Hancock. Je me souviens m’être dit très clairement, pendant que j’écoutais Herbie sur ce disque : je veux jouer comme ça, c’est ça que je recherche dans mon propre jeu. C’était en moi comme un processus naturel, et que je suivais. Je pense aussi que l’étude de la composition – pas dans une école mais par moi-même – a eu une influence majeure. J’ai passé beaucoup de temps à étudier des compositions, leur structure, à trouver la manière dont les compositeurs organisaient leur musique. Je suis très « compositionnel », très « structurel » dans ma pensée et dans mon jeu. J’ai écouté et analysé des compositions de Duke Ellington à Anthony Braxton, Wadada Leo Smith, Bartók et Stravinsky, jusqu’à Stockhausen. Un autre élément à considérer serait peut-être mon étude des mélodies bop. J’ai passé beaucoup de temps à apprendre des mélodies de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Paul Chambers, Miles Davis. Le langage bebop a vraiment influencé mon phrasé ; il apparaît dans toutes les situations dans lesquelles je joue. Le langage bebop a été important pour moi, il a joué un grand rôle dans mon approche.

Cela fait des années que tu n’es pas venu jouer en France. On t’a vu avec le Fonda/Stevens Group, le Nu band… Cela fait des années qu’existe ce trio avec Christophe Rocher, New Origin. Parle nous de sa formation et de sa particularité…

Ok, laisse-moi te parler un peu de sa création. Ca ramène à ta question sur la quantité de projets en cours et la possibilité de les faire tous tourner. Je suis constamment à la recherche de nouvelles collaborations dans le monde entier. De personnes avec qui je peux jouer, créer des projets et apprendre. J’étais donc en tournée avec, je crois avec le Nu Band et nous jouions à Brest, en France. Après le concert, j’ai vu ce monsieur qui avait un étui très intéressant. Je suis allé le questionner sur son contenu. Il me répond : des clarinettes. J’ai demandé à les voir. C’était trois instruments des plus beaux. J’ai su à ce moment-là que la personne qui possédait ces beaux instruments pouvait vraiment jouer. C’était Christopher Rocher. Alors j’ai dit aussitôt : J’aimerais jouer avec toi. Est-ce que tu viens bientôt à New York ou aux États-Unis ?  – Oui, je serai à Chicago dans six mois. – OK, peux-tu venir à New York et jouer avec moi après ? – Bien sûr. Alors nous sommes restés en contact. J’ai organisé quelques concerts à New York. J’ai pensé que mon ami Harvey Sorgen serait un parfait batteur. Nous avons joué quelques gigs à New York et dans le Connecticut. Puis un concert à Woodstock, NY. Je dis dire que Christophe est l’un des plus grands improvisateurs avec qui j’ai jamais travaillé. Il est tellement impliqué dans l’improvisation, tellement honnête et il apporte tant à la musique. Son langage est vaste. Son son, sa dynamique et sa texture dans son jeu sont tout simplement incroyables. C’est tellement inspirant de jouer avec lui ! À ce stade, nous sommes tous les trois devenus une sorte de famille. Nous aimons tant être ensemble, sur scène comme en dehors. Christophe est comme un frère, Harvey, lui, est un vieux frère qui est avec moi depuis longtemps… Ce projet est vraiment un pur bonheur et on travaille pas mal. Nous venons de terminer la tournée aux États-Unis en septembre et nous tournerons en Europe en France et avec un concert en Allemagne en février 2024. Comme je le disais à propos des projets collectifs, c’est un projet merveilleux car chacun travaille à le faire tourner le plus possible. Vive le trio New Orgin.

Comme tu travailles dans tant de contextes différents, sur des scènes différentes, dans de nombreux pays – et depuis longtemps, tu dois avoir une vision très large, avec beaucoup de recul de l’évolution des musiques que tu pratiques et de leur diffusion. Peux-tu nous la faire partager ?

Je travaille avec beaucoup de personnes différentes dans de nombreux projets différents. Je le redis, pour deux raisons principales. En tant que travailleur indépendant, il faut avoir beaucoup de fers au feu. Ensuite, on apprend de toujours de toutes les personnes avec qui on travaille ; chacune, d’où qu’elle vienne, apporte quelque chose d’unique à la musique. Il faut réfléchir deux ou trois ans à l’avance. Il y a vingt ans, quand j’ai commencé à travailler, à organiser mes propres tournées et à trouver du travail, un an à l’avance était suffisant, mais plus maintenant. Il y a moins de lieux. Et ils réservent souvent plus en avance que jamais. En disant tout ceci, je pensais justement à tous ceux que j’ai mobilisées pour ce dernier enregistrement et à quel point elles était différentes et combien j’ai appris de chacune d’elles, de ce qu’elles ont fait de la musique que j’avais écrite, qu’ils ont vraiment façonné d’une manière que je n’aurais pas pu imaginer. J’aurais pu avoir d’autres musiciens, leur dire ce que je voulais exactement et les faire s’en tenir à jouer la musique comme je l’entends. On peut prendre des gens qui peuvent très bien faire ça. Mais j’ai pris des personnes avec des personnalités très fortes. Si ça n’avait pas été eux, je n’aurais probablement rien appris, ni de leur contribution personnelle à la musique. Je parle de l’enregistrement pour Long Song records. avec Wadada Leo Smith, Satoko Fujii et Tiziano Tononi. La musique que nous appelons jazz, sous tous ses formes et dans tous ses formats, a véritablement trouvé sa place à travers le monde. Qui sait, je pourrais arriver sur Mars ou ailleurs dans l’univers et rencontrer de grands musiciens vivant dans d’autres galaxies, sur d’autres planètes… Sun Ra le savait probablement déjà. la musique qui a été créée par tous ces grands depuis le tout début, tu sais, de Jimmy Reed, Pops Foster, Satchmo, Charlie Parker, Chet Baker, Cecil Taylor… la liste est si longue de tous les grands maîtres qui nous ont amenés ici. Ils ont créé un une musique qui a trouvé son chemin dans tous les coins de l’univers. Récemment, j’ai travaillé avec des producteurs et des musiciens chinois. C’est la dernière aventure dans cette idée d’essayer de se connecter avec des gens du monde entier. J’étais en Chine juste avant l’arrivée de Covid avec Graham Haynes et Barry Altschul, nous avons joué à Pékin et au MinQin Desert jazz festival. J’ai entendu un big band composé principalement de musiciens chinois, ils étaient fantastiques. Je rencontre l’organisateur du festival, un grand pianiste, Luo Ning. J’organise actuellement des projets avec lui en Chine et aux États-Unis. Comme tout le monde, les musiciens chinois veulent venir aux États-Unis. Comme moi, je veux aller à l’étranger. J’aimerais travailler à cette ouverture. Le système politique chinois est totalement fou. Je pensais justement à un de mes amis qui a fait des déclarations publiques concernant la question de l’occupation du peuple tibétain par la Chine. Il ne peut pas aller en Chine. Il a été arrêté à chaque fois. C’est le même système qu’ils utilisent en Israël. Vous faites un commentaire public concernant la politique étrangère israélienne que vous n’aimez pas ou avec lequel vous n’êtes pas d’accord et ils vous mettent sur une liste, la Canary Mission, le but est de couper court à tout discours concernant l’État d’Israël. Ils ont décidé que vous ne serez pas autorisé à entrer dans le pays. Et si c’est possible, ils feront tout ce qu’ils peuvent pour que vous perdiez votre emploi. La musique, c’est notre arme qu’il faut remettre en service pour ceux qui croient en la liberté d’expression. Pour ceux d’entre nous qui croient que les gens peuvent et doivent élever la voix, la musique est notre moyen de riposter. D’ailleurs, cela se passe aussi aux États-Unis. La liste est longue d’un kilomètre des nombreux lanceurs d’alerte, qui,  comme Julian Assange, ont eu le courage de divulguer des actions illégales du gouvernement. Beaucoup sont en prison aux États-Unis. Mais pour en revenir à la Chine, il y a un festival de musique nouvelle. Très peu de gens le savent, on l’appelle le October Free Music Festival. J’espère y jouer en 2024 avec un merveilleux flûtiste et saxophoniste chinois improvisateur nommé Luo Don. Quand j’y pense, depuis que je suis à New York, depuis 1985, j’ai rencontré un grand nombre de musiciens venus du monde entier pour intégrer la scène new-yorkaise. Et ils sont restés. Ils font désormais partie de la communauté musicale de New York. Des japonais, de musiciens venant de toute l’Europe, d’Afrique, d’Amérique du Sud, de Russie et d’un peu partout dans le monde. C’est ce qu’il y a de beau à New York, c’en est toujours le cœur.

Tu en reviens à New York, mais justement tu es un de ceux qui a une vision assez panoramique de la musique, en Amérique, en Europe, en Asie, dans le jazz, dans la musique improvisée. Te semble-t-il que les choses on évolué ces vint ou trente dernières années ? Y a-t-il par exemple plus de fluidité, moins de dogmatisme qu’à une certaine époque, quand les positions étaient très tranchés, peut-être plus figées ?

Oui, les choses ont changé ces dix dernières années. La scène est plus ouverte et accepte davantage de diversité. Je pense qu’il y a vingt ans, peut-être quinze, dans certains courants, si vous ne jouiez pas d’une certaine manière la musique n’était pas valable. Mais cela semble avoir changé. Il y a plus de respect pour l’ensemble du continuum de la musique. Et une meilleure appréhension de son existence, et de ce que chaque partie de ce continuum appartient à une même famille musicale, partage le même héritage et la même évolution. Comprendre que d’un Louis Armstrong on tire un Charlie Parker, de Charlie Parker un John Coltrane, de John Coltrane un Cecil Taylor et Ornette Coleman et que de M. Coleman on tire Anthony Braxton et Wadada Leo Smith. Et ça continue, et ça continuera tous les dix, quinze, vingt ans : une nouvelle extension surgit, et ça continuera jusqu’à la fin du monde. C’est ainsi qu’évoluera ce continuum. C’est aussi une bonne chose qu’il y ait beaucoup d’échanges interculturels dans le domaine de la musique. Des gens du monde entier jouent ensemble. Et des gens de différentes disciplines jouent ensemble. Il y a un merveilleux duo que j’ai entendu récemment avec Oliver Lake. Il travaillait avec une chanteuse amérindienne, Mary Redhouse. Deux personnes d’horizons assez différents, mais jouant de la musique ensemble, créant un pont et créant quelque chose de puissant et de beau. Ce type de projets aide à faire tomber les barrières. J’ai aussi travaillé dans ce sens. J’ai beaucoup joué et enregistré avec Xu Fengxia, chinoise. Plus récemment, j’ai fait un certain nombre d’enregistrements et de performances avec un Satoko Fujii, Japonaise. Ce type de projets contribue donc à ce que les choses restent ouvertes et que les gens soient toujours en quête. Je voudrais mentionner le grand bassiste allemand Peter Kowald. Il pensait ainsi il y a 30 ans. C’était un des premiers musiciens européens. Avec qui jouait-il ? Des musiciens du monde entier. Et Peter a toujours été et sera toujours l’un de mes bassistes préférés. Personne n’a joué comme Peter. Personne n’a mis tant de cœur ni a travaillé aussi dur. Quand il jouait, il y avait toujours une flaque de sueur à ses pieds quand il finissait. Une véritable inspiration et un vrai citoyen du monde.

Tu es très concerné par le cours du monde, et en ce qui concerne l’actualité américaine, la folie qui promet de s’emparer des prochaines élections et de leur issue. Tu avais déjà vivement protesté contre la politique de Bush Jr. Avec Trump, on accède à un autre niveau encore…

Oui, nous avons atteint un nouveau niveau avec M. Trump. Mais je dois dire que l’ensemble du système politique aux États-Unis d’Amérique est complètement dysfonctionnel. C’est un système à deux partis trop corrompu. Il y a ce que Noam Chomski appelle le parti Républicain qui est fondamentalement le parti du mal, et le parti Démocrate qui est le parti de la guerre, en état de mort cérébrale. Presque toutes leurs politiques vont à l’encontre de ce qu’ils prétendent être leur conviction. Nous devons ouvrir ce système bipartite. Ça c’est sûr. C’est une situation très compliquée aux États-Unis parce qu’il y a tellement de factions, tellement de lieux de pouvoir, tant  de concurrence pour le pouvoir. Mais il y a une chose que nous pouvons dire et qui a grandement contribué à nous amener là où nous en sommes, et avec nous le monde occidental tout entier, dont la planète entière souffre, et qui  remonte à l’ère de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, où ces gens ont inauguré ce que nous appelons aujourd’hui les politiques néolibérales : la déréglementation, la privatisation de tout, le pouvoir remise aux entreprises. Toute cette expérience néolibérale a été un désastre. Cela n’a fait qu’accroître la pauvreté,  les grandes inégalités de revenus. J’ai même entendu des gens de Wall Street, ces nouveaux magnats libéraux, être prêts à reconnaître que c’est fini, que c’est un échec. Que cela a été un désastre. Ces politiques néolibérales nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. Cela a permis à Donald Trump de s’élever là où il est. C’est donc l’une des principaux courants. Cela a causé de sérieux problèmes au système politique de ce pays. Et je n’ai aucune idée de comment vont se dérouler ces élections. C’est assez effrayant de dire la vérité.

Je sais que tu es en train d’écrire un livre. Peux-tu nous en parler ? Qu’est-ce qui t’a décidé à l’entreprendre et quels en seront les thèmes abordés ?

Oui, j’ai écrit mon autobiographie ; elle est terminée et en cours d’édition. Le livre traite principalement de ma vie dans le monde de la musique dès mon plus jeune âge, de ce que j’ai appris, des gens que j’ai rencontrés, des expériences que j’ai vécues. Pas mal de pages sur le temps que j’ai passé avec Anthony Braxton, pour en arriver au groupe avec icael J. Stevens, à Conference Call, et sur Wadada Leo Smith. Sur ce que j’ai toujours voulu faire, ce que j’ai réalisé, et sur ce à quoi je travaille, à l’avenir. Quelques réflexions sur la contrebasse et cette musique que nous appelons l’improvisation, le jazz créatif. En fait, j’ai commencé le livre deux fois. La première fois, j’en étais à la moitié quand mon ordinateur est tombé en panne. J’ai tout perdu, je n’avais rien sauvegardé ; alors j’ai tout recommencé. C’était un travail de longue haleine, probablement dix ans, peut-être plus. J’espère l’avoir disponible dans une édition très limitée en livre de poche d’ici la fin de l’année ou bien début 2025.

Propos recueillis et traduits par Philippe Alen,

décembre 2023-janvier 2024.


[1]In Memory of Mark Whitecage. The Nu Band aLive at the BopShop (Not Two, 2021).

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