Abattage

Jean-Marc Foussat

Jean-Marc Foussat (Composition, prise de son, appeaux, g, p, vcl, objets, radio, synthi EMS) – avec la participation de : Jean-François Ballèvre (p), Alfredo Morgado Peralta (marteau-piqueur), et des employés municipaux de la Ville de Manosque (benne à ordure).

FOU Records / SQUIDCO/SoundOhm/Les Allumés du Jazz

Date de sortie: 19/11/2023

« La persévérance est avantageuse ! » Ces mots concluent la courte présentation de cet objet, irréductible à un simple disque, qui a mis quarante ans exactement à nous parvenir sous une forme approchant le projet initial, conçu à l’ère du vinyle, dans un autre format. Un disque donc, et un copieux livret de 32 p. – gravures,  photos, collages : une boîte à trésors. Un livret aux couleurs orange de Kodak, reprenant l’emballage dans lequel étaient fournies les photos au temps où on les attendait encore une semaine avant d’aller les retirer à la boutique du photographe. Un objet donc délibérément inscrit dans le temps, le temps de l’attente. On comprend la ténacité de Jean-Marc Foussat qui avait, en 1983, publié cet enregistrement sur son label Pyjama, privé de ce livret pour des raisons d’économie. Seule une planche de gravures illustrant le processus d’abattage des animaux tirée du Larousse du XXe siècle était alors insérée. Lors de la reprise des invendus par Noise Museum en 1996, une brève bio de Foussat était encore présente au verso. C’est seulement aujourd’hui que l’on accède à l’objet complet. FOU Records nous y a habitués, on pourra le prendre comme une collection d’indices pour un jeu de pistes ou un rébus dans lequel les images ne renvoient pas à des syllabes mais à des sensations, à des idées, à tout ce qui constitue un psychisme, celui-là même dont la musique est issue. Images et sons doivent être envisagés comme le haut et le bas d’un colis emballé sans indications dont on ne sait si le contenu s’envolera dans les airs ou nous tombera sur les pieds.

Mais avant de déballer, attardons-nous tout de même sur la couverture : l’élégant dessin au trait d’une fenêtre ouverte, au bas maculée d’une tache de sang, un aplat écarlate sur ce carré très blanc et ce dessin très fin, redoublé d’une coulure un peu plus bas. On s’est pincé très fort, ça a dû faire très mal. Cela résonne – mais comment ? – avec le titre et la planche de Bonbled où sont détaillées les différentes façons, en différents lieux et cultures, à Chicago, au Paraguay, de mettre à mort un animal de boucherie, « masque Bruneau », « merlin anglais », « pistolet pneumatique », « couteau du sacrificateur juif »… Dans la notice, Larousse signale qu’« abatage » (dans son ancienne orthographe, avec un seul t) se dit dans le milieu de la mine, de « l’action de détacher de son gisement le charbon, le minerai ou la pierre ». Plus haut, à la rubrique « jeu », ce même mot s’emploie encore, au baccara, « lorsque le banquier ou le ponte, ayant 8 ou 9 d’entrée, abat son jeu ». Nous sommes donc invités à entendre d’une autre oreille et à voir avec des yeux d’enfant ce qui s’offre à nous : des prélèvements à même le réel, livrés bruts avec la franchise de la sidération première qui a imposé leur choix. Autant dire : de l’émotion, pas de concept. Les images se lisent ainsi : la cuisine, ses ustensiles, ses casseroles, son couscoussier ; le garage de montagne corse aux pneus Colombes ; la mer, étale, un horizon infini, une page de partition, des portraits d’êtres chers, des pages de cahiers d’une enfance qui n’est plus ; premiers émois, premiers poèmes. Les éléments d’une autobiographie (des images du frère, Pierre-Frédéric dit Pic), d’une histoire qui se livre pour ce qu’elle est : ce qui reste de l’Algérie en banlieue parisienne, la fenêtre ouverte par le magnétophone. Une tache de sang. Des collages aussi par d’où peut s’essorer le délire interprétatif. Mais le dernier, qui porte en lettres capitales le mot « ABATTAGE », résume en une phrase sous des turricules de viande hachée : « À vous de juger ». En somme une mise à nu, l’exposition sans fard mais non sans pudeur de ce qui constitue un sujet. Un sujet musicien, un vivant sujet. On est invités à feuilleter cet album photo comme à l’écouter ; à s’interroger aussi sur un plageage et une signalisation des pistes parfaitement idiosyncrasique, ironique et signifiante, indifférente aux logiques de la diffusion de masse. Une boîte à trésors, un jeu de pistes, un rébus, un mikado aussi bien puisque une image nous invite à considérer comme un lâcher de baguettes ce tohu-bohu d’images acoustiques qu’il conviendra de prendre une à une comme elles se présentent, sans trembler, en considérant leurs points de contact. Il y aura du piano et du marteau-piqueur, des conversations d’ouvriers au pied de la benne à ordure, Barbra Streisand, de la guitare et du silence. Quarante-et-une secondes de silence d’abord, qui suivent le discret miaulement d’un chat et sont décomptées négativement au début d’une plage non signalée ; silence à mettre en rapport avec celui, de dix secondes, qui introduit encore une rupture dramatique, exigent des aptitudes au grand-écart, après qu’un piano mélancolique s’est abîmé dans sa résonance puis doucement effacé. Des trépidations, des trémulations, des ébullitions aussi et tant d’autres choses qu’il n’est pas utile de détailler, ce qui prêterait même à confusion, l’essentiel n’étant pas d’analyser, de dialectiser ce divers à outrance mais au contraire, de laisser résonner ce qui vient, d’accueillir l’émerveillement qui demeure attaché à ce minerai avant séparation et raffinage – témoin ce rire réverbéré à outrance comme pour des essais de micro, hilarité à la découverte d’effets encore nouveaux recueillie à son état natif – dans un montage cru mais dépourvu de brutalité.

Pour autant, il aura fallu choisir, monter, graver, au fond écrire cet objet moins bizarre qu’intempestif dans un univers d’échange rationalisé (noter qu’ici, Jean-Marc Foussat se désigne comme « compositeur »). Or écrire, c’est mettre à mort un vécu dans son intensité première, celle que conserve la mémoire vive, sacrifiée au bénéfice de la trace : cette tache de sang laissée sur une fenêtre ouverte par laquelle nous pouvons désormais prendre envol.

Philippe Alen

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Jazz actu·ELLES saison #2
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