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Frank Carlberg à Angoulême

Big Band du Conservatoire du Grand Angoulême (dir. Didier Fréboeuf), featuring Frank Carlberg

Angoulême, Conservatoire Gabriel Fauré, 27 juin 2024.

Après un premier passage en novembre dernier1, Frank Carlberg est donc revenu cette fin juin pour participer au concert final du Big Band du Conservatoire du Grand Angoulême. Couronnement d’une année de travail sous la houlette de son directeur, Didier Fréboeuf, cet ensemble a pu donner le meilleur de lui-même dans un programme original et bien bâti qui d’Ellington à Carla Bley traversa à grand pas une histoire du jazz dans laquelle les pièces de Frank Carlberg ont trouvé très naturellement leur place. En effet, loin des effets attendus des arrangements par sections de type Basie ou Glenn Miller, ce programme, faisant de nécessité vertu, mettait au contraire en lumière une conception opposée qui repose sur la fusion des timbres, la précision des nuances, la recherche de fragiles équilibres pour lesquels les sections d’anches et de cuivres se voient démembrées, voire nébulisées aux fins de tisser de fines et délectables moires. D’autant plus que cet orchestre, un « Big Jazz Ensemble », s’y prête puisqu’il adjoint cordes (deux violons et un violoncelle) et vents (flûte et clarinette en pupitres distincts) à l’ordinaire composition d’un big band. La fluide alternance des pièces en big band et au piano solo assura ensemble progression et cohérence à cette soirée en tous points chaleureuse.

C’est ainsi que le So what ? de Miles Davis transfiguré par George Russell, introduit par une pulsation de contrebasse à découvert, s’ébranlait paresseusement, comme à peine éveillé dans le désordre des pupitres pour une belle entrée en matière. Quelques notes d’un piano encore ensommeillé s’ensuivirent, tirant du néant comme à tâtons, dispersées sur plusieurs octaves, les notes égrenées mais reconnaissables d’un Mood indigo à demi rêvé : un laconisme qui d’emblée donnait une idée de la science de Frank Carlberg dont on avait pu entendre en novembre l’ampleur du jeu au piano et qui livrait là un aperçu au clavier de son talent d’arrangeur. Des pièces tirées de la Far East Suite (Blue Pepper, Amad) mises en regard d’un Black and Tan Fantasy pris sur un mode stride au déhanchement accusé et Johnny come lately assis sur un ostinato impressionnant composaient certes un hommage au 125e anniversaire de Duke Ellington, mais n’en levaient pas moins un coin du voile sur la constante admiration que lui porte Frank Carlberg. Célébration conclue par sa rare Chinoiserie, introduite au clavier par Didier Fréboeuf, lequel céda le tabouret à Carlberg en cours de route. Cette belle complicité trouva à s’illustrer tout au long du concert.


Thelonious Monk est un autre repère dans l’oeuvre du pianiste new-yorkais, sa discographie en témoigne abondamment. Il prolongeait très logiquement Ellington qui entretint avec lui une évidente parenté musicale. Solo superbe (Pannonica) en prélude aux propres pièces de Carlberg. Celles-ci se présenteraient comme des sortes de puzzles, constuites sur des bribes tirées de la musique de Monk, sur quelques-uns de ses thèmes traités de manière allusive, tel ce Monk’s groove articulé sur des phrases d’un solo sur Bag’s groove, mais des puzzles apparentés au Rubik’s cube, en ce sens qu’elles présentent à la fin un aspect plus fondu, miroitant mais uni. Ceci au moyen d’ensembles flottants, tuilés, avec mouvement perpétuel et trombones glissant les uns sur les autres, piquetés de ponctuations incisives des trompettes bouchées : le rendu efficace d’une imagination sonore affûtée rendait justice au travail effectué ces derniers mois et à l’engagement de musiciens galvanisés par le contact direct avec le compositeur. Ainsi de Scallop’s scallop cette pièce mouvante qui se désagrège et se ressaisit, enchaînant les riffs d’orchestre sans cesse reformulés avec piano concertant (son auteur avait pour l’occasion repris le clavier) ; ainsi de l’introduction de deux voix sur des paroles de Monk — « Always leave them wanting more » — qui laissaient percevoir en une sorte de palimpsteste sonore les silhouettes superposées de Monk, d’Ellington et de Lacy : une merveilleuse compression de Carlberg, intitulée avec humour Wanting more.


Humour qui traverse discrètement tout l’œuvre de Carlberg, tongue in cheek ou cinglant2,auquel répondit à son tour, après un Ida Lupino recueilli (Paul Bley, autre étoile de la galaxie du pianiste), le tango de La Paloma tel que l’arrangea Carla Bley pour le film Mortelle randonnée, un choix parfait de Didier Fréboeuf, qui, décidément, a su se glisser subtilement dans l’univers de son invité. Si bien qu’une des ses compositions, Autobus 14, s’était glissée au milieu de Scallop’s scallop en véritable passager clandestin pour structurer une improvisation collective3. Ce programme monté tout en finesse se pouvait parcourir en tous sens : hommages, filiations, reflets, portraits chinois.

Empathie, connivence, bonne humeur, joie partagée : tout cela était sensible et offert sur un plateau. C’est sans doute tout cela qui porta les solistes souvent guère rompus à l’exercice — au moins dans cet idiome — à s’enhardir quelque peu. Gage d’une complète réussite à mettre au crédit d’une institution qui, on l’espère, s’en souviendra, dans cette ville d’Angoulême qui connut, s’agissant de jazz, des heures glorieuses, et dans ces murs mêmes du conservatoire.

Philippe Alen, texte
Jean-Yves Molinari
, photos

Le Big Band du Conservatoire : Jean-Pierre Charpentier, Pascale Fouilloux, Bruno Landreau, Ludovic Pialat (as),  Chantal Genévrier, Sébastien Vigier, Gilles Merlin, Stéphane Roché, Gérard Valantin, Sébastien Vigier (ts), Adrien Cheminet (bars), Alexandra Baudel (fl), Agnès Riche (cl), Fabien Chazelas, Daniel Lannaud,  (tp), Vincent Fabre, Richard Porteau, Louise Villechaise (tb), Christophe Prat, Valérii Uriasev (g), Sébastien Julien, Didier Meurice (v), Pascale Pichon (cello), Christophe Lacoste (b), Jérome Mazet (dm). + sur Wanting More : Roxanne Comiotto, Sophie Perrot (vcl). Didier Fréboeuf (p, dir).

1Cf. le compte rendu qui en a été donné ici-même : https://www.jazzin.fr/frank-carlberg-aux-fourneaux-lomelette-transatlantique/

2Il n’est pas surprenant qu’il ait consacré tant de ses pièces vocales à son compatriote, le poète Anselm Hollo, finlandais expatrié aux États-Unis comme lui, au laconisme ravageur.

3Nous tenons cette précision de Didier Fréboeuf ainsi que quelques autres.

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