Solitudes partagées
Entretien avec Benjamin Bondonneau, à l'occasion de la publication – et de la performance – de "Le Diable ermite - Augiéras"
Benjamin Bondonneau
Né à Sarlat, tu as réalisé un parcours sonore de la Dordogne (Dordogne, Amor Fati , 2007) ; plus largement, tu as aussi constamment marqué un rapport essentiel à la terre (Humus, 2007), et plus largement aux éléments : d’une terre à la Terre…Dans ce parcours, qu’est-ce qui t’a amené à Augiéras ?
Benjamin Bondonneau : Je vis sur une crête de colline (un « Pech ») au-dessus de la Dordogne ; face à moi, à 1-2 km à vol d’oiseau, je vois le village de Domme ; même hauteur, même géologie. Une partie de l’année, le brouillard s’accroche à la rivière, nous sommes quelques îles à nous observer, nous qui sommes autour des 200 m d’altitude.
Je regarde donc le plateau rocheux, imagine le château à l’ouest, le clocher pointant, depuis toujours.
J’y ai également des amis qui organisent des manifestations régulièrement. Ces derniers, passionnés d’Augiéras, ont souhaité célébrer le cinquantenaire de la disparition de l’écrivain, et ainsi de m’associer parmi d’autre à ce temps fort.
C’était l’occasion de présenter textes et peintures de l’artiste, ses satellites, ses extensions. Cela n’a pas été simple, après toutes ces années, Augiéras demeure discuté, sulfureux.
Pour ma part, je n’ai pas une adhésion aveugle (ou sourde) à la totalité de sa production, je n’ai pas souhaité proposer quelque chose de commémoratif ; à l’inverse, j’ai voulu prolonger ses « méthodes » de travail : corps à corps avec les lieux, amour du sous-terrain. Il est devenu le sujet et l’objet du travail.
Augiéras s’installait dans 2 grottes à Domme. La plus importante (sud de Domme) est derrière la ruine du château ; c’est dans celle-ci qu’il faisait du feu… la seconde, toute petite, la juste place pour se lover, s’ouvre sur le nord, sur la vallée de Dordogne ; et face à mon Pech !
Il est également enterré à Domme.
Je suis agnostique ; cependant, chevillé au corps, ce qu’on appelle le génie des lieux, l’esprit des lieux, est devenu une forme de guide, une lecture des paysages, des espaces.
Ce n’est pas une position de principe, c’est un abandon pudique – je crois partager ça avec Augiéras et beaucoup d’autres artistes, l’amour des lieux[1].
Ta pratique de musicien et de plasticien est-elle véritablement une double-pratique, comme on la désigne le plus souvent ? Comment toi-même la vis-tu ?
Oui il est convenu de nommer ça double-pratique ; pour ma part c’est, il est vrai, un partage de temps : quand je tiens un crayon, je ne peux pas tenir ma clarinette…
C’est une question complexe tout de même.
J’ai commencé très jeune la musique, à 8 ans (merci la décentralisation, pour un coût quasi-gratuit) – et j’ai toujours dessiné et peint. Je suis diplômé dans les deux domaines. Parfois de façon tout à fait parallèle, le plus en souvent en écho, en réverbération, en extension.
C’est assez tard qu’on a voulu me faire comprendre qu’il fallait choisir, aux Beaux-Arts de Bordeaux (fin des années 90) notamment – implicitement on ne peut pas être sur deux champs de création simultanément, mais je crois (et j’espère) que cela a changé aujourd’hui.
C’était surtout tout à fait faux, les exemples dans l’histoire de l’art sont multiples.
Ce sont les livres de Jean-Yves Bosseur, que j’ai découvert comme des oasis à l’époque, qui ont aidé à construire ces appuis, et à les assumer.
Petit à petit, parce que cela suppose beaucoup de stratégie d’apprivoisement, j’ai commencé à aborder de front ces deux regards, ces deux écoutes sur une thématique donnée, qui s’approfondit par ces deux accès. Ces connexions toutes sensibles nourrissent les points de vue, les écarts, les rythmes, les altérités.
Il ne s’agit pas d’analogie, ou de procéder à des principes de ressemblance, plutôt de sentir qu’on est quelqu’un d’autre en permanence, donc de favoriser une forme de diplomatie avec soi-même et de ré-inventer (toujours) la relation à ce qui s’interroge.
Au fond, c’est là que ça se complique : cela suppose de poser un œil et une oreille syncrétiques sans se perdre dans ses propres sensations. Deux sens convoqués, c’est beaucoup, surtout pour en laisser ouvert les aperçus et les lectures, de fait cela est générateur d’anxiété – explorer sans le désir d’y dessiner des cartes.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’en faire une règle ; je constate malgré tout que les personnes actives sur plusieurs champs d’expressions promettent des relations vives, aux certitudes balayées.
Avec Augiéras, Le Diable ermite, nous sommes en présence d’un projet complexe, tant par sa conception que par sa mise en œuvre, puisqu’il articule littérature, musique et arts-plastiques, et que chacun de ces champs est saisi à un état mixte – ainsi désigne-t-on des « techniques mixtes » –, et pour se confronter de surcroît à une expérience-limite, celle d’Augiéras.
Comment,et générées par quelles interrogations, se sont mises en place les étapes de ce travail ? Augiéras, Le Diable ermite, le résultat d’un work in progress ?
Augiéras, comme beaucoup d’écrivains, s’appuyait sur des rapports épistolaires ; il revendiquera ainsi des échanges avec Gide, Yourcenar… Ce projet s’est crée et déroulé pendant l’épidémie que nous connaissons. L’approche épistolaire me paraissait ainsi toute indiquée.
Jean-Yves et Lionel ne se connaissaient pas, chacun a décidé de jouer le jeu, d’en accepter le principe de confiance.
Je trouvais aussi intéressant les cartes blanches et le triptyque temporel, chacun s’empare librement du support précédent ; peut en faire un tri éventuel, une sélection sans état d’âme. Malgré cette liberté, chaque intervenant a procédé à des formes de « réserves », conservant en partie la visibilité de la succession des couches. Une espèce de transversalité plastique et sonore s’est ainsi jouée.
Suite à mes premiers jets graphiques, Jean-Yves, qui connaît bien la géographie locale et ayant une approche plutôt cérébrale, a très vite proposé les premiers matériaux notés. Dans la foulée, j’ai rigoureusement enregistré ces parties, pour clarinette et percussions. J’ai confié cela à Lionel. Le principe d’appropriation pour Lionel a demandé quelques allers et retours en Dordogne : visiter les lieux, enregistrer d’autres éléments dans les grottes… afin de parfaire ce qu’il pouvait entendre et réaliser. ll m’a aussi demandé des sons complémentaires au fur et à mesure de son écriture (paysages sonores, modes de jeux pour clarinette, appeaux, ocarina, flûte…).
À présent le disque est fait, fini. Nous avons mis au point une forme concertante en duo de ce travail. Le premier instrument de Lionel est la clarinette, de mon côté, je « tâte » de l’électronique depuis quelques années = voici donc un duo de clarinettes et électroniques, en miroir, faux jumeaux. Hybridation de la clarinette, ensauvagement des sons.
Xavier Charles nous rejoint à partir d’avril pour tenter l’aventure à trois.
Lire la chronique du disque
Le disque est fini, mais l’aventure se poursuit en concert[2]. Je présume que l’on peut donc s’attendre à des évolutions, voire à l’inscription de nouvelles couches sur le « palimpseste ». Par ailleurs, tous trois avez été soucieux de demeurer au plus près du foyer originel d’Augiéras, à Domme. Comment Xavier Charles prend-il place dans ce projet ? Xavier Charles qui a fait lui-même du rapport au lieu une dimension essentielle de son travail.
Il y a comme un principe d’accumulation – qui pourrait être comme contradictoire au projet et à Augiéras, qui s’est démuni, asséché ; pour vivre en ermitage –, l’idée étant simplement de partager des dispositifs cousins : 3 musiciens, 3 clarinettes Sib, 3 modestes extensions électroniques.
En effet, Xavier partage, il me semble, une approche d’arpenteur.
Et nous retombons sur trois appuis, la trilogie initiale, bête à 3 pattes, à la démarche impaire, comme le serpent à plumes !
L’électronique est convoquée dans l’idée de créer un autre souffle chaotique, une autre parole ; convoquer un fantôme, comme une parole double transformée, sauvage, monstrueuse ; que la clarinette s’échappe par les voies de l’électricité. (Le premier « enregistreur » d’Edison était bien une machine à écouter les morts!)
Élaboré essentiellement à distance, et dans la distance, ce travail met tout autant en jeu, et vertigineusement, un rapport de présence, à soi et au monde – deux angles sous lesquels considérer l’altérité. Quel effet a eu le fait de jouer cette pièce ensemble et en public ? Sur vous, sur la pièce ?
Ce moment au musée de la Préhistoire était troublant à plusieurs titres :
– le site du musée a été bâti en lieu d’une ancienne petite habitation mi-troglodytique, maison où à vécu Augiéras avec Paul Placet, compagnon et témoin historique ;
– Paul Placet était présent dans le public ;
– une trentaine de peintures étaient exposées dans les lieux ;
– Lionel et Jean-Yves se rencontrent de visu.
Jean-Yves présente un travail de « musicologie » sur 2 axes : les traces archéologiques du son à la préhistoire, les premières notations ; une courte histoire de la partition graphique. Nous avons ensuite présenté le projet en lui-même ; suivi d’un concert d’une trentaine de minutes ; puis échanges avec le public.
J’explique ce contexte pour te donner l’idée de la densité et du foisonnement d’éléments ; nous étions tous trois inquiets de ces aspects (didactique, magistral, chiant quoi) ; de façon tout-à- fait inexplicable, tout s’est donné d’une façon la plus fluide qui soit. Auditorium plein, aucun départ… rien d’habituel donc !
Ça a coulé comme la Vézère à quelques mètres.
Le plus touchant de la soirée : Paul Placet a pris la parole, 84 ans de poésie ; notre concert lui a rappelé une nuit avec Augiéras, l’installation dans une grange, la préparation du feu, le son des graminées et des insectes nocturnes ; l’amour bruyant des limaçons (…!)
Pour conclure, après ces avancés en solitudes partagées, beaucoup de présences, et une grande apparition.
Propos recueillis par Philippe Alen, le 2 février 2022
On peut acheter le Diable ermite et tout le catalogue du label Casta/le Chant du Moineau aux Les Presses du Réel.
[1] « Cette dictée dans la nuit m’exaltait ; les voix – celle de mon oncle et le cri des insectes qui nous parvenait – graves et terribles approbations, ne cessaient pas d’accompagner sourdement l’hymne de ma joie ; des forgerons aveugles battaient mon âme dans la nuit. » (François Augiéras, Le voyage des morts)
[2] Le 15 janvier dernier, Augiéras, le Diable ermite a été donné au Musée national de la Préhistoire aux Eyzies, en duo avec Lionel Marchetti et précédé d’une conférence de Jean-Yves Bosseur, dans le cadre de l’exposition temporaire Regards croisés : François Augiéras, Les rives primitives, visible jusqu’au 28 mars 2022.