Cris de chouette dans la nuit noire, pleine lune, brise légère dans les branches d’arbres, feuilles qui frissonnent, chant de grillons, chauves souris qui tournoient dans l’obscurité, nœud de serpents grouillant et sifflant au milieu d’un cercle de feu, coq blanc à crête rouge, pattes noires ficelées , le bayou mythique louisiannais est tout proche.
Torches enflammées qui dansent dans le noir, quand la lame tranche et que le sang jaillit du cou du volatile et coule sur les mains de Marie. Robe blanche immaculée, elle badigeonne son visage, rouge de peintures de sang, robe blanche maculée, elle entre en transe, les yeux révulsés, elle se contorsionne jusqu’à se briser les os, tête en arrière et cheveux d’ébène caressant les reptiles soumis, soutenue par les choeurs vaudou, qui scandent au clair de lune, « woodoo, woodoo, woodoo !».
Dans le « french quarter », au milieu de la grand rue bordée d’immenses maisons de bois colorés, aux balcons et aux arcades ornés de ferrures baroques, le corbillard avance lentement au rythme de la fanfare, transportant la dépouille du légendaire « Professor Longhair », suivi du « Brass Band », confrérie unique de trombones, trompettes, saxophones, tubas, tambours et banjos, qui balancent comme un souffle vital, comme un vent chaud sur les tempos génétiques de la Nouvelle Orléans, accompagné d’une foule en liesse qui chante, danse, rit et pleure pour remercier le grand musicien.
Au bout de la rue, sur le parvis de l’église de bois blanc, « wright place, wrong time », Dr John, l’oeil libidineux, le regard sarcastique et le sourire narquois, la barbe hirsute et grisonnante, collier de dents d’alligator autour du cou, pendentif de queues de crotales, anneaux d’or aux oreilles, chapeau haut de forme cabossé, orné de plumes de hibou et de corbeau, chemise à jabot et redingote sur sa bedaine ventripotente, bagues à tête de mort, émeraudes et faux diamants à chaque doigt, bottes crottées, fatiguées, « The Night Tripper » attend ses ouailles, pour commencer sa messe en hommage au défunt, un verre de whisky dans une main, et sa canne couverte de gris gris dans l’autre.
La foule entre et prend place en continuant a danser, portée par le « Brass Band », qui souffle à plein poumons, suivis de musiciens qui portent le cercueil, couvercle ouvert, dans lequel repose sur des coussins de satin rouge, le cadavre encore chaud du « Professor », sur lequel des fillettes noires de blanc vêtues, jettent des fleurs de magniolias.
En grand maître de cérémonie, Mc Rebennack a réunit la crème musicale de la Nouvelle Orléans, ils sont tous là, les « Meters », les « Wild Magniolias », les « Neville Brothers », les « Mardi Gras Indians » et les meilleurs solistes du jazz et du blues de la ville, dans cette incroyable église de bois, à la charpente en forme de coque de bateau renversé.
Sur les balcons, jubilent les fantômes de Willy Deville, qui s’est invité dans son plus beau costume de pirate du rythmn’& blues et du rock & roll, accompagné de la belle Marie Laveau, dans sa robe de prêtresse néo orléanaise, suprême Vaudou lady, Woodoo Queen vénérée du Docteur.
Dr John, impose le silence en brandissant sa légendaire canne sculptée en bois de magniolia, ornée d’animaux totémiques sacrés de la faune du bayou , crotales, crapauds, crocodiles, il trône sur l’estrade, assis devant son orgue Hammond .
De son œil gauche libidineux il peut profiter de la vue plongeante, sur les énormes seins noirs de la jeune veuve au premier rang, et de son œil droit compatissant, scruter le cadavre encore fumant du « Professor », qui semble le regarder en lui disant « mon salaud, tu perd pas de temps ! ».
Mac Rebennack plaque les premiers accords de « Marie Laveau », son orgue feule, puis rugit, Allen Toussaint fait enfler lentement le rythme sur son piano, suivi par la basse de velours de George Porter, le son grossit progressivement, rejoint par les batteurs Joseph Modéliste et Herman Ernest III qui syncopent et pulsent sensuellement.
Les reins des danseuses et des danseurs se cambrent pour suivre ce rythme torride qui gonfle, la sueur ruisselle, Leo Nocentelli décoche sept accords de guitare assassins, qui introduisent les « Memphis Horns », qui explosent d’unissons et contre chants, en rougissant à blanc leurs cuivres qui s’enflamment, le « Brass Band » swingue méchamment, comme une grosse cylindré à plein régime dans la zone rouge, tempo d’enfer, les forges du diable grondent, « Doctor » et « Professor » jubilent, ils ne sont plus des anges depuis longtemps.
De sa voix caverneuse et patinée de baryton, Dr John entonne les paroles de son hymne à « Marie Laveau », the Woodoo Queen, toute l’église se met a vibrer comme une gigantesque caisse de résonance, paroxysme fusionnel, transe hystérique collective.
Alors que l’orchestre enchaîne « la litanie des saints » et « when the saints go marchining », tous les fidèles reprennent le refrain en cœur, en dansant autour du cercueil qu’on referme, quand « Professor Longhair », sourire aux lèvres semble les remercier, déjà dans les bras d’anges féminins, il éructe, Méphisto est vaincu, il repart sa queue fourchue entre les jambes.
Le curé a juste le temps de terminer sa bénédiction, que Dr John reprend la main en brandissant sa canne, les porteurs empoignent aussitôt le cercueil et sortent de l’église, Doc précède le cortège comme un majordome et fend la foule qui s’écarte au dehors. Suivent le « Brass Band » endiablé et tous les musiciens devenus percussionnistes, qui jouent comme des damnés, autour des « Wild Magniolias » tout en plumes colorées ondoyantes, dansant frénétiquement.
La foule, marée immense, élève le cercueil au dessus des têtes, il flotte sur ces milliers de bras, jusqu’au petit cimetière à la lisère du bayou. Dr John, tel Merlin l’Enchanteur avec sa canne magique, dirige les fidèles jusqu’à la tombe, grognant le blues, « woodoo blues », en hommage à son maître, en digne héritier de cette tradition de la Nouvelle Orléans, qui fête la mort dans la joie, comme un renaissance.
Cris de chouette dans la nuit noire, pleine lune, brise légère dans les branches, feuilles qui frissonnent, chant de grillons, chauves souris qui tournoient dans l’obscurité….
Christian POUGET