Le nom que se sont choisi ces musiciens pour se produire ensemble, Nail, se traduit indifféremment : « l’ongle » ou « le clou ». L’un troue, l’autre déchire. On le rogne, ronge ou coupe, l’enfonce, le plante ; ils lacèrent ou percent, griffent ou trouent. On le peint pour séduire, on s’y blesse au risque du tétanos. Doneda, Frangenheim et Turner font tout cela et davantage encore, avec entrain. Et s’il y a quelque chose d’inconfortable dans leur musique, c’est que de clous on peut faire des tapis et que sur ces tapis on expose en le mortifiant ce qu’un certain niveau de renoncement peut obtenir du corps. Et c’est peu dire qu’ici le corps est sollicité, le corps musicien qui fait un avec son instrument. La première pièce, sans doute faut-il dire le premier « moment » de ce concert s’intitule Tack, soit, en anglais toujours, un changement de direction, un « bord » qui pour les marins se tire. Or c’est bien là par quoi, négativement, saisir ce qui sans cesse échappe. Chaque son, venu d’ici ou de là, net, tranchant, impératif, désigne un cap effacé dans l’instant avec autant de décision. Les amers se dérobent, clignotent, jouent à cache-cache, renversent leur fonction indicative en égarant le plaisancier dans une course de désorientation. Naviguer dans ces eaux n’est pas une partie de « plaisance ». Et si une brève formule est au début répétée comme un riff émietté par Doneda, si on peut déceler dans la sèche mitraille de Turner, le Baby Dodds ou le Chick Webb qu’il aurait pu être dans une vie antérieure, ce ne sont là au mieux que, sciés ou balafrés par Frangenheim, hallucinations et fortuits mirages, sitôt évanouis qu’apparus au naufragé en quête de bouée. À plusieurs reprises, la surprise d’un silence saisit de part et d’autre de la musique ceux qui la font et ceux qui l’écoutent, comme s’ils échangeaient leurs rôles aux aguets du prochain signal pour tirer un nouveau bord, tracer de l’ongle un nouveau trait sur une carte qui s’invente à mesure que les constellations du ciel semblent emportées dans un mouvement brownien.
Philippe Alen