Just You Stand and Listen with Me

Christine Correa

Christine Correa (vcl), Sam Newsome (ss), Andrew Boudreau (p), Kim Cass (b), Michael Sarin (dms)

Sunnyside

Date de sortie: 27/01/2023

On cherchera en vain un sous-titre à Just Stand and Listen with me. Le titre renvoie au magasin des accessoires toute idée de « tribute to » et autre « hommage à » comme autant d’entreprises de récupération, parfois sincères, souvent louches ou intéressées, qui, de quelque teneur qu’elles soient ont comme commun dénominateur de renvoyer au passé comme à un temps révolu. Si le programme parle de lui-même, empruntant aux albums phares de Max Roach et Abbey Lincoln, We insist ! Freedom Now Suite (1960), Percussion Bitter Suite (1961), Straight Ahead (1961), il s’agit ici d’en mettre la charge à l’ordre du jour, en proclamer l’actualité, la force et l’urgence.

Nulle n’était mieux à même de se livrer à cette périlleuse opération que Christine Correa. Depuis toujours, elle s’inscrit dans une constellation de fusées éclairantes : Abbey Lincoln, Jeanne Lee ; plus proche de nous, Cassandra Wilson. Enfin, hors du temps, Billie Holiday – il fallait ne craindre ni rien ni personne pour réinterpréter Lady in Satin comme elle vient de le faire[1] – et, pour ajouter au trouble qui nous saisit, en duo avec Ran Blake. Ran Blake avec qui elle avait auparavant signé deux albums, Down Here Below et The Road Keeps Winding, alors dûment estampillés « Tribute to Abbey Lincoln »[2].

C’est avec une formation étoffée que l’accent est mis cette fois sur la musique de Max Roach, tout ensemble puissante et poignante ; directe, pénétrante, et consolatrice. Propre à mener les combats comme à conduire les cortèges aux funérailles. Elle parcourt l’ensemble des affects qui accompagnent les luttes militantes, or ceux d’hier sont ceux d’aujourd’hui : ni perdus, ni gagnés, toujours à reconduire, ranimer, réarmer. Le combat contre le racisme, pour les droits civiques sont-ils vraiment d’hier ? Tout à l’avenant rappelle que, non, les temps n’ont guère changé, que les bannis d’hier sont les mêmes aujourd’hui, soixante ans plus tard. Le temps piétine. Alors oui, Listen with me : ne m’écoute pas, mais écoute avec moi ; pas le donneur de leçon : la leçon. L’Histoire qui, elle, a du mal à passer, à l’heure des « migrants », des « sans papiers », de tous les euphémismes honteux. La voix de Christine Correa dit tout cela, dans son phrasé implacable, voyelle pour voyelle, consonne contre consonne. Car c’est cela, l’impression « Lincoln » dans la langue, cette façon de détacher et de frapper la langue au coin de la langue, de confondre le vecteur du sens et son organe. Et Christine Correa ne l’a pas seulement compris, elle l’incarne. Ni noire, ni blanche : Indienne, et d’Inde – si l’on veut bien saisir la nuance – de cette Inde qui, sans avoir pris part à l’Histoire, celle de Max Roach en ces années soixante, participe à sa transposition actuelle, brûlante, universelle. Car c’est bien Max Roach qui a transformé Anna Woolridge, la calendar girl d’Abbey Lincoln’s Affair: A Story of a Girl in Love en Abbey Lincoln, intemporelle pasionaria. La force propre de Christine Correa est de donner une voix à cette intemporalité-là. De l’inscrire avec force dans notre temps. Pour ce faire, le quartet qu’elle s’est choisi se montre à la hauteur de la tâche. Défait d’une imitation serve des ensembles bouleversants qu’avait réunis le batteur – de Booker Little à Eric Dolphy ou Hawkins, de Priester à Waldron –, il sinue sur un étroit chemin de crête entre le ravin du revival et l’abîme de l’insignifiance.

Introduit par Driva’ Man, ce tableau de la condition d’esclave qui commence quasiment a capella crache, par la voix de Christine Correa, une hargne impitoyable. Mais à l’esprit chargé de blues de Coleman Hawkins, un blues à la fois rêche et contenu, Sam Newsome, trois générations plus tard, dispense des volutes aiffûtées aux aiguës lumineuses tutoyant celles de Lacy. Et c’est une autre histoire qui est passée par là, celle d’un jazz conscient de lui-même, qui a ouvert d’autres gouffres encore. Newsome n’y est pas tombé, son vol plané les survole avec aisance. When Malindy sings (dont est tiré le vers qui fait du titre de l’album un véritable manifeste : « Put that music book away… »), au tempo enlevé, lui laisse longuement la bride sur le cou pour un chorus virevoltant que sa maîtrise mélodique suspend au-dessus de l’océan des clichés. Ailleurs, c’est de se glisser sous la voix et d’en prolonger le timbre qui stupéfie. On pourrait en dire autant d’Andrew Bourdeau qui lui succède ; de Kim Cass, de Michael Sarin, imparable et lumineux, chantant, à la caisse claire obsédante.

Figure en outre dans cette sélection un poème de Maya Angelou, dit et non chanté. Proche amie du couple, ils sont très présents dans les pages de ses volumes autobiographiques touchant à l’agitation des années soixante[3]. Caged Bird dit justement quel sens prend le chant de l’oiseau de part et d’autres des barreaux de sa cage : « The caged bird sings of freedom… Things unknown but longed for still ». Un poème qui a ici toute sa place.

Or il y a davantage encore. (« …But for real melodious music/ That just strikes your heart and clings / Just you stand and listen with me… ») : cet appel à placer l’oreille à l’affût du chant profond venu des cuisines et du cœur renvoie à une autre lecture l’écoute de cet album, en tous points critique. Car ici, non pas au-delà mais avec elle et par elle, la contestation politique manifeste se double de façon subliminale d’un éreintement du bavardage ambiant. Ainsi peut-on saisir le Straight ahead qui suit. Sans céder à certaines facilités d’un free jazz qu’on pourrait presque dire aujourd’hui « de répertoire » – avec tout ce que ce paradoxe suppose de contorsions et de retournements – Just you stand… repose aujourd’hui la question sous-jacente à l’impératif de Max Roach, Freedom Now. Dans un programme qui enchaîne les chefs-d’oeuvre (Mendacity, Tears for Johannesburg, Garvey’s Ghost, Freedom Day…), Triptych n’a pas été contourné. Ce grand moment defièvre et de ferveur vocale entre murmure et cri, prière et révolte, où culmine la palette expressive d’Abbey Lincoln, Christine Correa a choisi de n’en pas faire un pur tour de force, se réservant Prayer pour attribuer Protest et Peace à Newsome et Cass, respectivement. Là, elle laisse s’épancher la sève contenue dans ses racines indiennes qui ailleurs affleurent discrètement au détour d’une inflexion ou d’une appogiature. Un choix révélateur puisque prier, c’est ouvrir l’intériorité à un flux qui transcende tout discours.

La pochette originale de We insist! soulignait très discrètement le mot « Now » d’une police à peine plus grasse. C’est ce « Now » qui est ici pris en compte, et pas seulement parce que l’exigence d’une libération sociale et politique demeure à l’ordre du jour, mais aussi parce qu’il est question de ce now dans le jazz. La police est à nos portes, dans la rue, dans les esprits, dans la musique. Il faut entendre ce que celle-ci nous dit. Avec Christine Correa, c’est fort, haut et clair.

Philippe Alen


[1]When Soft Rains Fall (Red piano records RPR 14599-4443, 2020).

        Chronique : https://lagazettebleuedactionjazz.fr/ran-blake-christine-correa/

[2]Tous deux sur Red Piano Records : Down Here Below. Tribute to Abbey Lincoln vol. 1 (RPR 14599-4411-2 ) et The Road Keeps Winding. Tribute to Abbey Lincoln vol. 2 (14599-4415-2), aussi indispensables l’un que l’autre.

[3]Voir Tant que je serai noire (Les Allusifs, 2008) où Max Roach et Abbey Lincoln sont les témoins encourageants du départ de l’aventure africaine de Maya Angelou.

Partager

Publications récentes

Catégories

Archives