Bruisme, 10e du nom, avait une saveur particulière cette année, à l’heure où la culture semblait devoir rester sous cloche indéfiniment.
Calibré pour obéir aux tristes girouettes médiatico-politico-pandémiques, le rendez-vous annuel pictavien des musiques dites contemporaines, expérimentales et/ou improvisées fit preuve une fois encore, et peut-être plus qu’à l’accoutumée, d’une belle créativité dans la construction de parcours sonores ouverts aux quatre vents, tant musicaux que scénographiques.
Si une partie du public était de toute évidence acquis à la cause, un certain nombre de spectateurs semblaient simplement avides de profiter d’une liberté retrouvée, faisant fi du réflexe de rejet accompagnant souvent des formes d’expression artistique moins « facile d’accès » pour retrouver le plaisir de l’expérience et des émotions partagées.
Jouant à plein de l’Oulipo sanitaire, le programme 2021 offrait donc aux curieux autant qu’aux amateurs un choix de lieux éclectiques,… de la base arrière de l’association Jazz à Poitiers au Confort Moderne, à l’emblématique dôme du Lieu multiple, en passant par la friche des Usines de Ligugé ou l’église Sainte-Radegonde, le palais des ducs d’Aquitaine et quelques lieux surprise.
Côté musique, puisque c’est bien de cela dont il s’agit avant tout, la surprise ou la délectation (selon le degré de pratique de cette sphère d’expression artistique) résidait dans un éventail de « linguistes sonores » détournant et repoussant les limites et usages de leurs instruments… Dignes descendants (revendiqués ou non) des recherches du GRM de Pierre Schaeffer dont les travaux ont contribué à l’émergence d’un vocabulaire électroacoustique, nous retiendrons surtout Timothée Quost, Jean-Brice Godet, Julien Chamla, Anthony Laguerre, et le quartet champollionnien d’Emilie Skrijlej, Stéphane Clor, Armand Lesecq, Tom Malmendier.
Nul besoin d’être érudit ou inconditionnel de ces excursions musicales parfois jugées trop abstraites, hermétiques voire abracadabrantesques. Il suffisait, comme il le suffit en général, de se donner la chance de… de se laisser porter, ou bercer quand c’est pertinent, pour entrer de plain-pied dans l’univers des possibles avec un panel d’artistes dont les créations musicales sont de véritables portes ouvertes sur des musiques plus bruitistes, savantes, electro, ou, simplement, échappant à la simple et galvaudée étiquette free jazz. C’est ce que Bruisme propose et proposait avec cette édition un peu spéciale au sortir d’un confinement culturel qui n’avait que trop duré.
Le set de Timothée Quost calé sur sa petite chaise entre deux piles de viaduc routier, armé de sa trompette et entouré de sa boîte à sons et d’une paire d’enceintes, est l’un des exemples de choix de ce que le festival avait à offrir, l’artiste profitant à plein de la réverbération naturelle de l’incongruité de cette alcôve de béton taggé. Comment ne pas être fasciné par la façon qu’a le trompettiste d’aller chercher des sonorités toutes aussi bluffantes que soufflantes sur une trompette dont la patine illustre le travail d’artisan-savant fou (?) du son.
« L’improvisation c’est chercher à voir jusqu’où on peut repousser les limites des instruments et de la musique, le but n’est pas d’être extrême, arraché ou bizarre », dit-il dans un large sourire. « J’ai travaillé longtemps, j’ai cherché, ce sont des sons qui me parlent et jouer ça, n’est pas plus ou moins bizarre qu’autre chose… Aux États-Unis, le public est génial pour ça, pas de ségrégation artistique, de la pop, du jazz ou du rock ce qui compte c’est que ça tienne la route et qu’il y ait de l’énergie… »
Mission accomplie en terres poitevines, comme en atteste l’accueil que lui a réservé l’assemblée de ce samedi-là.
Timothée Quost
« En tant qu’improvisateurs on est souvent perçus comme à part, parce que de l’autre côté du mur, il y a le free jazz… Travailler la matière sonore en tant que telle ne vient pas d’une lassitude de l’instrument, pas complètement, ça vient surtout de la volonté d’élargir son vocabulaire sonore en proposant d’autres matières et sonorités… », un parcours de musicien auquel adhère, de son propre aveu, Jean-Brice Godet, qui dans sa quête d’expansion de son univers sonores s’est entouré d’une pile de cassettes et lecteurs vintages pour un set entre écriture et improvisation.
Jean-Brice Godet
L’hypnotisme savoureux suscité par sa création audiophile Epiphanies permettait en parallèle de poser un pied dans l’univers du « field recording », à l’instar du noctambulisme sonore du projet ‘n u i t s’ (Skrijlej/Clor/Lesecq/Malmendier), deux prestations conçues et adaptées à une écoute au casque parfaite pour mettre en valeur des paysages et canevas sonores riches et foisonnants.
Si le recours au casque n’est pas une évidence, et qu’il s’inscrivait aussi cette année dans une logique de couvre-feu, le set de n u i t s y gagnait en efficacité, plongeant l’auditeur dans la matière sonore et la subtilité des entrelacs de loops, de cordes, de sonorités synthétiques auquel.le.s Emilie Skrijlel ajoute les frémissements d’un accordéon dont tout le corps devient instrument. Insidieusement, le spectacle était aussi dans l’auditoire, sur les visages de spectateurs absorbés, les yeux fermés, tandis qu’une forme de fièvre s’emparait de certains regards, avides d’identifier la source des sons infusés au creux de l’oreille.
Nuits
Autre contre-pied marquant de cette édition de Bruisme, un final de batteurs solitaires, venus remettre les pendules à l’heure sur la musicalité souvent oubliée d’un aréopage de toms et cymbales qui prend une toute autre dimension quand il n’est pas cantonné à un rôle métronomique ou autres prétextes à quelques solos convenus mais bel et bien appréhendé comme un « instrument ». Autant Anthony Laguerre (Myotis) appelle à retrouver la musicalité de la peau et du métal jusque dans la clef d’accordage, autant Julien Chamla, qui présentait pour la première fois son Bodies Can, s’inscrit dans l’esquisse subtile d’arabesques plus drone ou kraut.
Bodies Can ? Yes, you CAN !
Julien Chamla (Bodies Can) + Anthony Laguerre (Myotis)
En résumé donc, ce furent quatre journées de propositions à la musicalité frontale ou sous-jacente d’artistes qui affectionnent les chemins de traverse sonores dont les codes et les modes d’expression peuvent être similaires dans un certain sens à la peinture. Timothée Quost ne dit pas autre chose quand il dit « travailler la matière sonore un peu comme Jackson Pollock avec son pinceau ».
« Ça dure depuis les années 40, ce genre d’expérimentation sonore, d’un point de vue musical, grâce à l’invention du magnétophone et microphone ! Ça a mené à un nouveau langage sonore. Pierre Schaeffer a écrit un solfège de l’objet sonore (…) qui amène à une musique qui est autre chose qu’harmonique, rythmique, … »
Quel plaisir donc de voir ainsi se développer des performances inscrites dans la recherche et la transmission d’émotions originales, loin des tentations démonstratrices ou kaléidoscopiques qui illustrent les limites basses du jazz free jazz, de l’improvisation ou de l’expérimentation sauvages, du name dropping de références à double tranchant,… autant d’aspirations aussi difficiles à manier et explorer que le fait d’exposer un bidet dans un centre d’art contemporain.
Une dynamique de défrichage et diffusion/vulgarisation somme toute rare, mais que ô paradoxe, le contexte sanitaire est venu mettre en valeur de façon inédite, offrant des moments en suspension, sur un banc d’église, confortablement calé dans l’herbe, sur une chaise longue dans le noir et/ou grâce à des casques stereo rivés sur les oreilles pour une immersion et une intimité rares.
La force du festival résidait cette année dans cette intersection architecturale de lieux familiers ou atypiques et de sphères musicales qui se développent loin des sentiers battus du « mainstream ». En ce sens, Bruisme reste l’un des endroits propices par excellence à la découverte et/ou l’appréciation d’artistes capables de lever un coin de voile sur des univers musicaux à part entière… L’expérience proposée par le festival, ses concerts abordables, quand ils ne sont pas gratuits, illustre qu’aucun style musical n’est inaccessible ou réservé au snobisme de certains pour autant qu’il soit -a minima- offert au public la possibilité de l’entendre, et donc de le découvrir et d’en assimiler les codes, notes et atmosphères, dans des conditions qui favorisent l’écoute… Vivement l’année prochaine donc pour une nouvelle salve de bols d’airs frais en marge des sentiers battus.
Patrice Mancino (texte)
Jean-Yves Molinari (photos)
Jeudi 24 juin (Les Usines, Ligugé)
ABACAXI - Julien Desprez guitare, composition, Francesco Pastacaldi batterie, synthétiseur, Jean-François Riffaud basse
A.N.I. - Ernesto Gonzalez, Florian Meyer, Maxime Primault : boîte à rythmes, sampler, synthétiseur,effets, voix, platines
Vendredi 25 juin (Le Confort Moderne)
QONICHO D - Morgane Carnet saxophone, Blanche Lafuente batterie, Fanny Lasfargue basse
TACHYCARDIE ENSEMBLE - Jean-Baptiste Geoffroy percussions, électronique, direction, Nicolas Cueille clarinette, Antoine Serreau trombone, Armand Delaval violon, Rachel Langlais piano, Frédéric Mancini percussions, Jean-Brice Godet clarinette, Claire Bergereault voix, accordéon, Erwan Salmon saxophones, Manuel Adnot guitarz électrique 8 cordes, Pierre Le Bourgeois violoncelle
Samedi 26 juin (Église Sainte-Radegonde, Le Confort Moderne)
MUNE - Claire Bergerault voix, Jean-Luc Guionnet orgue
THE BRIDGE #2.5 - Sophie Agnel piano, Ben Lamar Gay cornet, voix, électronique, Pascal Niggenkemper contrebasse, Sam Pluta électronique
Dimanche 27 juin (Palais des Ducs d’Aquitaine)
DIX AILES - Linda Olah, Isabel Sörling voix, Clément Édouard composition, électronique, Julien Chamla batterie, harpe basse
photos Jean-Yves Molinari