“Le Diable ermite – Augiéras“
Benjamin Bondonneau (partitions graphiques, cl, bcl, tournages sonores), Lionel Marchetti (comp. musique concrète, synth., tournages sonores), Jean-Yves Bosseur (comp.)
Le chant du moineau / Casta, 2021
« Pays sauvage, pour qui sait voir, c’est un pays des esprits (…) Pays très ancien de revenants et de fées »… Sait-on ailleurs qu’en Périgord, et dans le Sarladais particulièrement, le passé immémorial de la Préhistoire, n’a cessé de tendre vers le hors-temps galactique, en traversant notre mince présent, comme la lumière perce l’épaisseur d’une feuille pour diffuser avec douceur ? Que ce présent appartient à une pléiade d’artistes, écrivains, musiciens, plasticiens fascinés qui ont fait leurs les éléments primordiaux offerts par cet espace mythique, le feu, les pierres, le souffle ?
François Augiéras (1925-1971) est de tous celui qui se sera livré le plus totalement à la puissance de ce lieu de tension. C’est au fond d’une grotte qu’Augiéras est venu chercher la Lumière, à Domme, au terme d’une tribulation par-delà le bien et le mal qui l’aura mené, à travers bien des stations, du désert algérien à cet hospice périgourdin où il trouva refuge dans le plus parfait dénuement. Il dénicha alors dans les environs une caverne où se livrer à toute sorte de rituels, où peindre des scènes éblouissantes, écrire, faire sonner voix et tambour en direction de forces telluriques et solaires, à l’appel de l’Homme Nouveau « fait pour un jeu divin parmi les forces du Monde ».
Aborder ces terres est donc un pari, celui de ne trahir ce rêve en limitant sa portée cosmique ni de ne le monnayer en ésotérisme de pacotille, tout en évitant les dangereux ralliements qui n’embarrassent guère de prompts idéologues.
Benjamin Bondonneau, musicien, plasticien, Sarladais de naissance a, lui aussi, cédé cette emprise. Après avoir suivi le cours de la Dordogne, de la source à l’embouchure, soufflé avec le vent au Puy-de-Sancy, traversé des fêtes de village jusqu’à déboucher sur le grand large au Verdon, il en a respiré l’humus [1] et il entre à son tour dans la caverne.
Le plasticien travaille la trace. À l’inverse de Dordogne où le réel prélevé sous forme de field recordings investissait la musique de son caractère brut, des fragments de charbon de bois, vestiges possibles ou fantasmés des brasiers d’Augiéras, ont été le point de départ d’une série de transformations dont le cours semble aboutir à sa source, le réel se faire, métonymiquement, musique. Ouvragés comme des pierres précieuses, inclus dans un carnet de dessins chiné, lui-même recueilli comme une épave sur une brocante locale, découpé, maculé de suie, brûlé, soumis comme une forme plastique et composite au compositeur Jean-Yves Bosseur (qui n’en est pas à sa première collaboration avec Bondonneau [2]), ils sont revenus augmentés de portées suggestives, l’ensemble ainsi devenu partition graphique. Le clarinettiste s’est alors saisi de ces quelques bribes, de brèves formes ouvertes.
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Ces formes, de plastiques devenues sonores, ont alors poursuivi leur périple. Confiées à Lionel Marchetti, électro-acousticien, elles sont devenues des pièces auxquelles furent encore ajoutés quelques enregistrements captés à Domme [3].
Un grondement sourd, des espaces sidéraux, ouvrent sur un champ désorienté, enveloppent des sons concrets : crépitements d’un feu, marche dans un pierrier, gazouillis à l’éveil de la ripisylve, survolés à l’approche de la folie d’une mélodie ondulatoire, d’orgues célestes, impondérables, comme un simple flottement de l’espace aux replis devenus audibles, sans origine, sans plus de destination. Les plans sont distincts, transparents – et nocturnes. Les étapes de la quête, les moyens, les outils sont marqués (Le feu, le chant ; le vent, la rivière ; Charbon 1 et 2, Les pierres) : des conducteurs élémentaires. Leurs corollaires pointés, dans l’ordre : La folie qui s’égrène note à note sur fond de stridulations – , la métamorphose (L’apprenti-sorcier). Et la voix même d’Augiéras se fait entendre, venue d’un autre monde, lointain, portée par des ondes qui la rendent incompréhensible. Voix-matière, trace encore. L’aventure spirituelle présente sa face menaçante, critique, dévastatrice. C’est que dans cette opération magique accompagnée du tambour sur cadre, instrument chamanique, nous sommes invités à un ultime dépouillement : « Il est beau le Monde, débarrassé de la présence de l’Homme » prophétise Augiéras dans Domme ou l’essai d’occupation.
Cette musique tire largement sa puissance du procédé formel adopté, tenant du palimpseste, qui brouille par leur empilement les subjectivités à l’œuvre en superposant leurs inscriptions. Le détachement est son principe. Au-delà de l’intrication des sources sonores – concrète, instrumentale, électro-acoustique –, des disciplines – littérature, musique, art plastique –, il donne accès à la dimension qui rend leur fusion possible et qui, à son tour, induit une position d’écoute elle-même déprise. On réalise à la fin abrupte de la dernière pièce, lorsque s’interrompt brusquement, une pluie de phonolites, que cette aventure de l’esprit, singulière, absolue, absolument singulière, en quelque sorte ici hypostasiée, demande rien moins que ce sacrifice du sujet pour trouver en soi, l’objet de cette quête « orientée vers les astres » : « un accord secret avec le monde ».
Philippe Alen
[1]Dordogne et Humus sont les titres de deux albums publié par feu le label bordelais Amor fati, en 2007 (respectivement sous les références fatum 011 et fatum 016).
[2]Mettant lui-même l’interdisciplinarité au cœur de son travail, Jean-Yves Bosseur a été associé à Benjamin Bondonneau, comme musicien ou comme écrivain (dont un important travail critique est recensé et disponible en ligne), pour Géographie utopique (une « traversée musicale » du Domaine de Certes à Audenge), ARR suite (un travail autour de l’oeuvre de Jean Degottex, avec Michel Doneda), Phonolithes, autour de Roger Caillois, et Ville sauvage (une composition croisée pour l’ensemble Un), tous édités par Le Chant du moineau. Mais cette collaboration régulière (environ une fois par an) a aussi donné lieu à d’autres travaux non publiés :des livres partitions : Wagging dance (la danse des abeilles) pour le projet la Ruche à sons, ou Ville ouverte (avec l’université Gustave Eiffel/Champs sur Marne)…
[3]Un tel parcours, bien qu’employant une procédure fort différente, pour des enjeux très différents, ne peut que rappeler le projet en quatre étapes de Say no more de l’américain Bob Ostertag.