Bill FRISELL au Rocher de Palmer : l’aventure n’est plus au bout du manche.

Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, rappelons que Le Rocher de Palmer est un équipement culturel unique en Aquitaine. Conçu par l’architecte Bernard Tschumi (Parc de La Villette, Musée de l’Acropole) et Véronique Descharrières dans le cadre de la réhabilitation de tout un quartier populaire de la ville de Cenon (agglomération bordelaise), cet outil exceptionnel réunit trois salles de spectacles (1200, 650 et 250 places) permettant d’accueillir toutes les musiques dans d’excellentes conditions acoustiques. La direction artistique ayant été confiée à l’association Musiques de Nuit qui œuvre depuis plus de vingt ans dans la région bordelaise, avec Patrick Duval à sa tête, à une programmation musicale qui a toujours fait une place de choix au jazz et aux musiques du monde, Le Rocher de Palmer, inauguré il y a quatre ans, est devenu une scène incontournable du grand sud-ouest. Après un début de saison entamé tambours battants avec Roger Biwandu, Christian Vander, Scott Henderson, Michel Camilo, Stanley Clarke et le Moutin Factory 5tet, « le Rocher » accueillait ce soir-là le quartet de Bill Frisell.

BillFrisellParChangsterdamLe Rocher de Palmer, Cenon (33),
le 15 november 2014.

Bill Frisell (guitare), Greg Leisz (pedal steel guitare, guitare), Tony Scherr (basse), Kenny Wollesen (batterie).

Une éternité que je n’avais pas vu sur scène ce monstre sacré de la guitare ! Je crois que la fois précédente remontait au début des années 90 où je m’étais offert un week-end au « North Sea Jazz Festival » avec mon vieux pote Jean-Paul Rodrigue, alors producteur des disques Freelance. Après un magnifique concert donné par le quartet de Stan Getz (avec Kenny Barron au piano) au Centre des Congrès de La Haye (le festival est maintenant à Rotterdam), nous avions laissé les moelleux fauteuils de velours rouge du « World Forum » pour atterrir dans un parallélépipède de béton où se pressaient quelques mille personnes qui allaient écouter debout le fameux trio de ce « guitar heroe » de la fin du siècle. Kermit Driscoll était à la guitare basse et Joe Baron à la batterie et, après la douceur et le classicisme de Getz, la modernité et le punch de ce trio nous avait boosté pour le reste de la nuit.

En ce samedi soir pluvieux de Novembre sur les hauteurs de Bordeaux je ne m’attendais pas à retrouver la musique que faisait Frisell il y a vingt ans, d’autant plus que j’avais reçu une dizaine de jours avant une copie de son nouveau CD (« Guitar In The Space Age ! » / OKey-Sony Music). Mais j’avais l’espoir secret qu’il nous ferait profiter d’un coup d’œil dans le rétroviseur pour nous faire revivre quelques émotions fortes de son trio exceptionnel. J’avais sans doute oublié que la musique est aussi fugitive que les émotions. Sans le moindre regard vers le passé, nous eûmes donc droit au programme du dernier disque. En schématisant, on pourrait dire que l’inspiration du répertoire est essentiellement country, comme si Bill Frisell voulait feuilleter une autre page de l’histoire de la guitare électrique depuis les années cinquante. Il avait déjà repris John Lennon, Bob Dylan ou Madona, et il revisite aujourd’hui Pete Seeger, les Byrds ou Merle Travis. Sans révolutionner la structure de leurs morceaux, il joue et brode sur les mélodies avec un profond respect et le fait qu’il prend la majorité des solos trahit un immense plaisir à les jouer.
Il faut dire qu’il est aidé dans sa tâche par un expert de la pedal steel guitar. Greg Leisz joue de son instrument comme peu d’autres savent le faire, remplaçant souvent les glissandos systématiques et parfois rébarbatifs qui sont typiques de la musique country par des nappes sonores qui font penser à un synthétiseur et qui offrent un tapis harmonique de premier choix à Frisell. Et il n’hésite pas non plus à prendre sa telecaster pour répondre au leader sur les morceaux les plus rock. Derrière eux, le son moelleux de la guitare basse que Tony Scherr tient très bas sur ses cuisses enveloppe ce miel musical avec beaucoup de clairvoyance et le drumming subtil de Kenny Wollesen, croisé chez John Zorn, est d’une précision diabolique.

Vous l’aurez compris, on oublie vite un répertoire qui n’est pas le nôtre et le côté suranné d’un Surfer Girl dont on se demande pourquoi en parler dans une chronique de jazz. Mais très vite séduit par la qualité du son des guitares, immergé dans un océan sonore « puissance huit » qu’avait voulu la sonorisatrice de l’orchestre, enveloppé par des reverbs de premier choix et des distorsions onctueuses, je cédais à ce que je n’étais pas venu écouter. Et comme on le disait après le concert avec un quintet de jeunes agrégatifs en philo qui avait fait le déplacement : « Peu importe le vin pourvu qu’on ait l’ivresse ». Et si l’aventure n’est plus au bout du manche, l’intelligence musicale est toujours sous les cordes et le beau son est toujours là. Un travail d’orfèvre.

Philippe VINCENT


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