DISQUE DU MOIS
Proposé par J.Paul GAMBIER
Les moyens sont simples, mais l’expérience profonde. Quand ailleurs, tout autour, on se veut technophile, qu’on s’adonne à de pathétiques parodies de transes, c’est ici le corps qui parle, exulte ; et s’il gémit, s’abandonne à de tendres plaintes ou à des cris révoltés, souvent les unes teintées des autres, c’est toujours avec le sentiment que l’incarnation est la seule voie possible pour l’instauration d’un monde vivable, que le rêve qui se réalise dans et par la musique ne vise pas tant des horizons neufs qu’il ne règle son surgissement sur de très anciennes pratiques, premières, fondatrices, des gestes originaires, au moyen d’outils primitifs : la voix, le souffle. Aux antipodes du « moderne » donc. Incarnée, cette musique l’est comme on le dit non d’un Esprit mais bien d’un ongle qui taille son chemin dans la chair, laquelle ne s’en trouve pas spiritualisée mais meurtrie. L’intense compagnonnage de Daunik Lazro et d’Annick Nozati se soutient d’un rapport semblable à la peau, à la chair – de la voix, du son, du langage – et, inversement, à leur invitation – une provocation même – à l’écorçage, à l’écorchure. Façon d’« aller y voir », de soulever les envies jusqu’au sang. Douce meurtrissure donc, qu’à l’instar des bêtes on lèche longuement, en silence, que s’apaise le feu de la blessure. Si toujours, explicitement avec Nozati, de façon plus intériorisée chez Lazro, le théâtre est à l’œuvre, c’est bien un « théâtre de la cruauté » tel que l’envisageait Artaud pour atteindre directement l’organisme ; et leurs raisons, en 1994, ne différaient pas des siennes dans les années Trente : « je propose quelque chose pour sortir du marasme, au lieu de continuer à gémir sur ce marasme et sur l’ennui, l’inertie et la sottise de tout ». Ni des nôtres en 2024.
Philippe ALEN [liner notes de l’album]