S’escrimerait-on à détailler ce que l’on entend là, dans ces deux longues pièces saisies au vol1, qu’il est à craindre d’ajouter à la confusion, déjà grande, en donnant une idée par trop figée d’une musique animée justement par des transformations à répétitions, consistant moins en glissements, tuilages ou métamorphoses qu’en coulissages de décors inspirés des changements à vue au théâtre.
Sur le papier, deux instruments acoustiques, piano et saxophone baryton, sont confrontés à deux dispositifs électro-acoustiques, le tout composant un quartet mixte. Formule trompeuse : Kristoff K. Roll relevant du monstre à deux têtes, on pourrait aussi bien parler d’un trio. Mais comme leurs machines peuvent refléter l’entier du monde et produire illico celui-ci sur scène, l’idée de « formation » perd un peu de son sens. D’un autre côté, si les noms de Sophie Agnel et de Daunik Lazro appellent spontanément la représentation d’une palette sonore très ouverte, on sera d’autant mieux pris à contre-pied que l’on entendra un piano très peu préparé et un baryton de préférence « au naturel ». Enfin, du passé de chassés-croisés entre eux tous, deux à deux (ou trois), il n’était guère évident d’inférer quoi que ce soit de leur réunion.
Peut-être peut-on simplement prendre au pied de la lettre l’énoncé, verbal, par quoi commence le périple : « Au départ, c’est une photo, dans une revue de cinéma, un photogramme, l’image d’une femme qui crie. » Une voix, qui commente. Le baryton glisse sous elle le moelleux tapis de son grave, doux, discret, long et lent ; le piano pique une note aiguë, répétée, qui, de ponctuation se fera pulsation, une trépidation sourde se fait entendre – ou le tressautement d’un archet fantasmé. La voix poursuit : « …elle dit qu’elle rentrera pas, qu’elle foutra plus les pieds dans cette taule ». Le commentaire s’est fait narration, un coup sourd la dramatise. Un « cinéma pour l’oreille », qui est aussi un cinéma par l’oreille s’est mis en place. Un silence — qui est un blanc — , un cri : silence et cri. À partir de là, les plans s’inversent. Autonomisé par le retrait de la voix, le fond est devenu sujet. On mesure alors la puissance focalisatrice de la parole, subtilisant le son par le sens, et dans les deux acceptions du terme : si le sens tend à faire disparaître le son, celui-ci acquiert la compensation d’une écoute affinée. D’abord aux aguets, parce qu’en attente puis, celle-ci trompée, accueil et attention. En à peine trois minutes, un renversement s’est opéré qui n’est que le premier d’une succession ininterrompue de contrepieds, de changements de focale jouant de déformations, de réajustements et de floutages. Ces trois premières minutes de Au départ c’est une photo, une pièce qui en compte trente-et-une, sont comme un trousseau de clefs dont on ne se saisira que bien après, au terme d’une errance sans carte sur un océan d’incertitudes. Les voix reviendront, de natures différentes, provenant de lieux différents, dans des langues différentes, communiqué radiophonique, cour d’école, chant, plainte ou cantilène, et dans la deuxième pièce, manifestation (L’hiver sera chaud, une odyssée de plus de quarante minutes dont la charge politique recueille évidemment les lointaines vibrations du lieu de sa performance : Saint-Nazaire). Les silences aussi, de natures tout aussi diverses : amincissement du son jusqu’à complète disparition, coupure nette, blanc, trou, suspension ; longs ou brefs, toujours ils jettent le trouble. Ce trousseau de clefs ouvre une succession de portes qui, comme celles que pousse Eddie Constantine dans Alphaville, débouchent sur des univers chaque fois différents, sans lien apparent entre eux si ce n’est celui du marabout au bout de ficelle. Écarts d’intensité, textures contrastées, idiomes hétérogènes (on entendra même Lazro, le plus tendre de tous, citer le Love de Coltrane, risquer ailleurs en passant l’esquisse d’un phrasé « jazz » et Sophie Agnel arpéger une gamme à peine bancale !), il en va d’un paisible tohu-bohu, d’un perpétuel chamboulement, le tout donnant à première vue, à première écoute, un sentiment de tranquille instabilité, à moins qu’il ne s’agisse d’une intranquille stabilité à laquelle ce nom de « Quartet un peu tendre » va comme un gant. La photographie de couverture en donne d’ailleurs l’illustration adéquate : un amoncellement hétéroclite d’instruments, d’objets, de machines et de cablages, une mine concentrée, une autre interrogative, d’autres encore studieuses ou appliquées, une écoute palpable, un accueil généreux de l’inconnu à venir. Sans doute n’est-il pas tout à fait fortuit que ce soit Michel Chion qui, parlant de son propre travail, rende compte assez exactement de l’effet produit : « Dans mes musiques, écrit-il, j’ai toujours cherché qu’il y ait une apparence par moments de « mess », de juxtaposition arbitraire, en même temps qu’une forme claire et fermée, laquelle doit se dégager graduellement à l’écoute »2. À ceci près que, s’agissant d’une improvisation, la forme s’invente à mesure au rythme d’une respiration commune et les deux fins, suspensive ou bouclée sur la figure d’un ressac électronique, sont l’indice au contraire d’une permanente ouverture à ce qui peut advenir3. Enregistrées à presque un an d’intervalle et dans des contextes bien différents, ces deux pièces dispensent un charme que l’on peut sans crainte désigner comme inépuisable.
Philippe Alen
1La première, Au départ c’est une photo, enregistrée le 14 décembre 2020 au Carreau du Temple pour l’émission À l’improviste d’Anne Montaron ; la seconde, L’hiver sera chaud, enregistrée en concert le 24 novembre 2021 à l’Athénor, Centre National de Création musicale de Saint-Nazaire. À noter qu’on peut entendre et voir sur YouTube la version intégrale d’Au départ cest une photo (https://www.youtube.com/watch?v=f8nv3J8EbIY), plus longue de dix minutes. La version publiée ici en est en quelque sorte une version « écrite ». (Jean-Marc Foussat précise : l’enregistrement est une écriture.)
2Dans son blog en date du 4 février 2024, « MESS 1. Feuilleton pour prendre de la distance » : (http://michelchion.com/blog/260-mess-1-feuilleton-pour-prendre-de-la-distance)
3 Au départ c’est une photo