Donné pour un duo, nous entendons plutôt comme un trio ce miraculeux attelage. Enregistré comme par effraction à l’église Saint-Martin de Bignac1, celle-ci est présente tant par son acoustique, magnifiquement saisie par la prise de son2 et restituée au mixage, que par sa prégnance sur la musique qui se déploie librement en elle, dans une écoute et un respect tangibles. Plus qu’une réverbération flatteuse et possiblement mensongère, elle remet avec bienveillance la charge d’une responsabilité qui place les musiciens devant l’impératif de composer avec son silence. D’où sans doute le ton recueilli que revêtent les huit pièces de ce Petit Paris plus grand que le Grand, car nous sommes soustraits dès les premières notes à tout rapport d’échelle.
En effet, la douceur, le calme, la délicatesse qui émanent d’elles ne se laissent pas réduire à la confidence quelconque d’un sujet affecté dont nous serions les dépositaires émus, elles apparaissent au contraire comme le reflet d’une relation à l’espace dans laquelle la dimension psychologique ordinairement attachée à l’expressivité est défaite au profit d’une ouverture sur de plus vastes horizons. C’est d’ailleurs ainsi qu’est nommée la première improvisation : Ouverture, en un sens qui ne se réduit pas, ici, à simplement désigner une pièce inaugurale. Murmures, frôlements, remuements, le souffle qui se fait son, la musique s’ébruite à petites touches ; c’est à peine si des bribes de phrases s’ébauchent, tout juste suggérées, tandis que d’infimes cliquetis les dispersent déjà. La musique avance à pas de loup sur un tapis de grépins. Si l’on a connu ailleurs Jean-Luc Petit énergique et profus, c’est retenu et contemplatif qu’il se livre en ces murs et Laurent Paris jette sous lui une jonchée de sons maigres et secs qui rend plus pulpeuse encore sa clarinette contrebasse. Mais quand son tube seul résonne sous l’action des clés et tampons, c’est tout l’espace autour qui prend voix. On ne distinguera plus désormais entre l’intérieur et l’extérieur : sous l’effet de ce Relâchement, la Présence ne connaît plus de bornes. Elle n’est plus que respiration. Or c’est à quoi Michelet résumait le vol de l’oiseau, ce « fils de l’air et de la lumière », une faculté qui « tient à une puissance incomparable de respiration et de vision »3. Invisible, on l’oublie, cette aptitude au vol est aussi fonction d’un squelette creux en affinité profonde avec l’élément qui le porte : l’oiseau est comme une interface entre l’air et le vent.
Ce n’est pas même de troquer la clarinette contrebasse pour le sopranino qui rend cette présence moins ouatée à mesure que plus pénétrante. Si se dessineraient presque, à l’occasion de doux sifflements, un train de nuit passant au loin, comme ailleurs un cor au fond des bois ou le ronronnement d’un chat, ce ne serait qu’images rémanentes offertes sur un écran intime par cette même présence dont on ne saurait dire à quoi ni à qui la référer. De même cet irrégulier crépitement, ces claudications d’insectes, jusqu’à cet angelus obstinément sonné sur une corde tendue (Prémonitoire). Ces articulations du proche et du lointain mettent en vibration un espace qui n’est propre ni à la musique ni au lieu, mais à leur réflexion mutuelle. Comme deux miroirs face à face, il s’ouvre sur un infini qui se passe de formulation sans rien exprimer d’autre que ces battements d’anche sous le souffle qui passe, ces brindilles qui craquent à la chaleur ou sous le pas, le déraillement mesuré des harmoniques, sans rien de péremptoire, sans achever un quelconque discours mieux qu’un pépiement, dans une paix profonde où toute forme qui se devine n’est qu’un reflet de surface, séduisant par son aspect transitoire même, mobile, fluide, mercuriel. C’est ainsi que la musique se retire, s’efface, dans un sublime amenuisement, absorbée dans la vastitude née de sa pure résonance.
Philippe Alen
1L’église Saint-Martin de Bignac (Charente) a déjà participé à : Benjamin Duboc (Saint-James infirmary, Improvising beings IB 22, 2014), Jean-Luc Petit (Matière des souffles, Improvising beings, IB 27, 2014), Jean-Luc Petit / Bertrand Gauguet (Radiesthésie, Unrec 251, 2025).
2Prise de son : Pierre-Henri Thiébaut.
3Michelet, L’oiseau.