Live Amsterdam 2006 First Visit

Ran Blake / David « Knife » Fabris

Ran Blake (p), David « Knife » Fabris (elg)

Hat Hut / ezz-thetics

Date de sortie: 06/09/2024

La nouvelle série lancée par Hat Hut, « First visit » a inclus Ran Blake dans ses priorités après Cecil Taylor, Anthony Braxton et Albert Ayler1, une façon d’inscrire le pianiste dans une Histoire qu’il a lui-même honorée, esthétiquement et politiquement. Sa discographie reflète une sensibilité partagée entre admiration et révolte, qui garde en elle les scarifications laissées par ses espoirs, ses hérauts et ses martyres. Les uns n’allant pas sans les autres, ni sans secousses ni sans violences, le jeu tout en contrastes, en profondes résonances, en noirceurs ambiguës fouettées de fulgurants éclairs en est la traduction littéralement sismographique.

En tournée européenne en 2006, Ran Blake était accompagné du guitariste David « Knife » Fabris qui a été pour lui plus qu’un accompagnateur, un homme de compagnie pendant de nombreuses années. Pourtant, profondément solitaire, c’est en solo que le pianiste enchaîne neuf pièces avant d’être rejoint – homme sociable en proportion –, pour les neuf autres ; et nous verrons de quelle manière.

Le répertoire de ce soir d’avril au Bimhuis se lit comme une chronique du siècle renvoyée décomposée par un cristal aux angles vifs. Il y a : la Grèce et le coup d’état, Haïti et sa culture massacrée, Paris, Abbey Lincoln, Monk, Hitchcock, Ellington, des accents de gospel, de flamenco, de country, de valse, des coups de chapeau à Stan Kenton (via Pete Rugolo) et un chapeau bas à Chostakovitch. Et tant d’autres choses encore, ombres qui passent par bribes, par allusions, emprunts, citations ; tout cela sans gratuité aucune mais comme le fil déroulé de la mémoire, l’enchaînement de ses images. « Pour évoquer le passé sous forme d’images (…) il faut savoir rêver » dit Bergson. Ran Blake a de tout temps organisé sa vie autour du rêve en lui octroyant la place centrale, sa musique se déployant comme l’image de ces images. Pour autant, rêver n’est pas seulement laisser courir la « folle du logis » mais la suivre dans ses errances, épouser sa logique associative et zigzaguante. Ce faisant des formes s’inventent, bourgeonnent, des greffes prennent en conférant des allures fantastiques aux rameaux qui s’étendent en toutes directions, et des plus étonnantes. L’ambiguïté d’accords étendus, sombres, ces harmonies fantômales, chargées de dissonances sans néanmoins verser tout à fait dans le cluster, ouvrent tant de pistes à la fois, ébauchées, abandonnées, reprises, qu’on est tout étonné d’entendre resurgir le thème, grossi de tous ses affluents mais intact sous sa charge de mémoire et d’images comme de bois flotté. C’est tout l’art, unique, de Ran Blake. Dès les premières notes de Vradiazi, une mélodie populaire de Theodorakis depuis toujours liée pour Ran Blake à la stupeur ressentie lorsqu’il se trouva emporté par surprise dans le coup d’état des généraux en 67 (un 21 avril !), c’est par son énonciation distendue que s’infiltre la dramatisation qui l’investit. À l’inverse, au cours des cinquante-cinq secondes de This will all seem funny, une simple chanson country de Steve Mardon, sa mélodie répétée se double d’une pédale, puis ralentit, hésite, se dissout. Son incomparable toucher, son jeu de pieds font miroiter les surfaces, creusent les profondeurs, échangent les plans ; il use de tous les sortilèges de la brillance et du reflet qu’exalte leur immédiate opposition à de sourdes matités. Son piano est alors le rêve d’un grand orchestre obtenu par réduction aux seuls effets de timbre et de couleur. Collaboration déroule ce tempo pacifique, lent et majestueux qui témoigne de ce souverain abandon aux temps du songe, à son cours intérieur soustrait au flux précipité de la vie diurne, contraignant et subi. C’est ainsi que tout le début de Drop me off in Harlem commence sur une allure piétonne2 avant de déboucher, fort logiquement, sur un Night and Day qui thématise discrètement cette opposition ; que Bye Bye Blackbird est égrené avec une délicatesse, une simplicité et une transparence confondantes.

L’urgence cependant n’est pas absente, au contraire, mais elle est politique et morale, liée justement au cours du monde, qu’elle s’exprime par ces accords haletants dans l’émouvant Merci Bon Dieu de Frantz Casseus3 ou dans ce découpage, ce morcèlement de Throw it away en se souvenant des paroles d’Abbey Lincoln : « you can never lose a thing / if it belongs to you ». En resurgissant de ses extrapolations même, ce thème magnifique fait écho dans son traitement à ces mots forts qui semblent avoir été écrits pour lui, Ran Blake, qui n’a cessé d’ouvrir grand ses mains à ce qui vient et à tout donner4.

De là cette attention du pédagogue qu’il fut aussi, dont ses élèves ont su tirer le meilleur parti et qu’il a, à son tour, invités à partager son rêve. Ainsi de David Fabris. Son entrée éclôt comme une bulle de savon au coeur d’un medley improbable. Alors qu’une escapade kentonienne – le Machito de Pete Rugolo dépouillé de sa pulsation afro-cubaine et traversé de réminiscences d’Artistry in Rythm – débouche sur un reggae, le Jammin’ de Stevie Wonder au doux balancement, on mesure ce qu’il faut d’audace et de respect, mais aussi de confiance et de compréhension intime de la part du guitariste pour se glisser sans dommage dans cette dérive sans en troubler le cours et y prendre toute sa place.La section centrale de ce Jammin’ est sous ce rapport un grand moment : entièrement portés par ce rythme indolent mais puissamment marqué du reggae, ils se livrent à un fascinant jeu de chaises musicales, encastrant leurs scansions en échangeant résonances et sustains avec une invention, une sûreté et un entrain qui laisse pantois. C’est que, mutatis mutandis, le travail du son par David Fabris semble à bien des égards tendre un miroir à celui de Ran Blake par sa variété dans les attaques et un contraste étonnant entre clarté et saturation qu’il dose avec virtuosité. Il n’accorde pas moins une importance constante aux plans sonores rejoignant ce faisant ce vecteur fictionnel que peut être, au cinéma, la mise au point ou le changement de focale. La plasticité de son jeu allie la souplesse d’un contorsionniste et l’élégance du danseur étoile : dans Vilna sa guitare devient un theremin, un vibrato comme une caresse pour s’effacer dans les glissements d’un bottleneck qui se résolvent en silence emportant la mémoire émue de ce qui fut le massacre du ghetto de Vinius5. Elle saura tout aussi bien prendre des accents flamenco dans North by Northwest en restant parfaitement fidèle à la partition de Bernard Hermann, ce qui permet d’évoquer en même temps l’ambiance de Vertigo. Pour autant, et pour nous en tenir au registre du jazz, lorsque celui-ci est abordé frontalement avec le Soulville d’Horace Silver6, la pureté du timbre versant Jim Hall se muscle et revêt la franchise d’un Kenny Burrell jusque-là embusqué, puis quand il se livre à des walking bass et d’acrobatiques jeux de chat et de souris, ceux-ci en disent long sur l’intelligence complice qui anime le duo.

Si l’on ajoute pour conclure que ce périple s’achèvera avec Ornette Coleman et Chostakovitch, on aura compris que le Third Stream dont on a si obstinément nié qu’il devienne mieux qu’une idée exigeait seulement une imagination sans limites et des moyens peu ordinaires pour lui donner forme et l’incarner, ce que Ran Blake depuis toujours et, ici, David Fabris avec lui ont magistralement réalisé.

Philippe Alen

1Sans omettre deux trios suisses : le Who Trio (Wintsch, Hemingway, Oester) et celui qu’a réuni la pianiste Judith Wegmann.

2Une allure bien différente de la version enlevée qu’il a donnée de ce même Drop me off in Harlem en compagnie de Christine Correa (Roundabout, Music&Arts, 1994).

3Frantz Casseus (1915-1993), guitariste et compositeur haïtien fut incidemment le premier professeur de guitare de Marc Ribot qui lui a rendu un hommage en enregistrant sa musique (Marc Ribot plays solo guitar works of Frantz Casseus, Les disques du crépuscule, 1993).

4 « And keep your hand wide open / And let the sun shine through / ‘Cause you can never lose a thing / If it belongs to you » (Abbey Lincoln, Throw it away).

5Douceur et acheminement vers le silence qui peut faire penser à ce passage du Kaddish des rabbins : « Qu’il y ait une grande paix venant du Ciel / une bonne vie / et la satiété, et la salvation, et le réconfort /(…) et le soulagement et la délivrance » (versets 28-32).

6Rappelons que David Fabris avait justement été le partenaire de Ran Blake pour son hommage à Horace Silver dans Horace is Blue : a Silver Noir (Hat Hut, 2000).

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