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Charlie Free, la liberté et la poésie - JAZZ IN

Charlie Free, la liberté et la poésie

Ce magnifique festival qui s’est tenu au Domaine de Fontblanche à Vitrolles du 5 au 7 juillet a toujours été un de mes préférés dans le sud de la France pour de multiples raisons dont le lieu unique sous le chant des cigales avec toujours une programmation incroyable. Et cette année, le contexte politique anxiogène et tendu faisait encore plus ressortir la résistance à toute forme d’oppression, le clou du festival ayant été certainement la dernière soirée où une clameur de soulagement a retenti sous les platanes à 20 heures ! Allons donc jeter un œil sur ces beaux concerts pour lesquels cette année la canicule ne s’était pas invitée fort heureusement. Sans oublier chaque soir à 19hs les accueils en fanfare avec successivement Accoules Sax, Imperial Kikiristan et Miss Trash .

Le vendredi 5 juillet, nous voici à écouter à 20 heures sur la petite scène du Moulin, la chanteuse Emilie Lesbros et le rappeur américain Mike Ladd, invités par le trio Méandres dans leur quatrième opus intitulé “Lost Robot” après une résidence au Moulin à Jazz. Le trio formé par le violoncelliste Emmanuel Cremer et le saxophoniste Fabien Genais est complété par Uri Wolters aux vibraphones et flûte. Une heure passionnante par sa créativité, sa générosité, son humour acide également (Les Gens chanté par Emilie Lesbros en est un bel exemple) avec un répertoire unique combinant électronique et acoustique. Emilie Lesbros est toujours aussi percutante, chantant tantôt en anglais, tantôt en français, tandis que Mike Ladd se met parfois en retrait pour revenir ensuite avec une voix à la Tom Waits. Douces mélodies pleines de chants d’oiseaux sifflés et cris de colère alternent avec le bras tendu et ce fut un premier concert apprécié par toutes les générations.


Le parc se remplit d’une foule de plus en plus compacte naviguant entre petite scène et grande scène des Platanes, dans une ambiance décontractée unique au milieu des foodtrucks.  Et c’est à guichet fermé que se produit le très attendu Marcus Miller, bassiste de légende, qui arrive tel un jeune homme, absolument inchangé depuis que je l’avais écouté une première fois à Jazz à Vienne il y a près de trente ans. Un personnage solaire, bienveillant, attendu comme le messie par des fans hypermotivés ! Il est accompagné de Xavier Gordon aux claviers, Russell Gunn Jr à la trompette, Donald Hayes au saxophone et Anwar Marshall à la batterie. Une entrée fracassante avec le titre Panther de 1993 qui n’a pas pris une ride tout comme son compositeur. Un plaisir immense me parcourt tout le long de ce concert tout comme le public qui retrouve ses 20 ans. Le bassiste s’adresse à nous dans un français impeccable pour rendre ensuite hommage au saxophoniste David Sanborn pour lequel il a composé beaucoup de musique dès l’âge de 19 ans. Detroit fait suite à February tous deux issus de l’album Renaissance de 2012. Puis Maputo ensuite, composé en 1985, prend la relève avant d’enchainer sur un autre hommage au bassiste de légende qu’est Jaco Pastorius avec Mr Pastorius qu’il a beaucoup joué avecMiles Davis où le son de trompette de Russell Gunn fait d’ailleurs beaucoup penser. Les solos du bassiste sont toujours aussi éblouissants avec des slaps ravageurs et funky. Le concert se terminera avec le rageur Run For Cover, puis le mélancolique Gorée entamé au piano, écrit suite à une visite de l’île aux exclaves au Sénégal, où Marcus Miller s’empare de la clarinette basse, et enfin l’inoubliable Tutu, dernier morceau emportant le public qui se lève et se rapproche de la scène pour boire littéralement le son de cette basse formidable qui revient une dernière fois avec l’arabisant Blast. Vraiment un concert de main de maître, secondé magistralement par des musiciens exceptionnels, de près de deux heures et une fois de plus inoubliable !


Le samedi 6 juillet, la nouvelle coqueluche de la scène londonienne en la personne de la saxophoniste alto Camilla George investit la grande scène des Platanes. Habillée d’un fourreau bleu vif, elle fait de suite sensation avec sa beauté éclatante qui est à l’image de la superbe sonorité de son instrument. Entourée de Daniel Casimir à la basse et contrebasse, de Renato Paris aux claviers et voix et de Rod Youngs à la batterie, elle rend hommage avec son dernier et troisième album “Ibio-Ibio” (2022) à ses racines nigérianes et à la tribu Ibibio dont sont issus ses ancêtres. Mais pas que, puisqu’elle attaque vivement le concert avec Tappin the Land Turtle  de son second album “The People Could Fly” (2018)où c’est l’occasion d’écouter le scat jouissif et surprenant du pianiste ainsi que le formidable batteur qui dégouline déjà. Suit le titre éponyme de ce second disque avant d’entendre Ekpe et Abasi Isang du dernier disque. Un concert court de moins d’une heure, suivi d’un rappel issu de son premier disque Isang (2016)avec Mami Wata Returns. Une belle découverte en ce qui me concerne pour un jazz très chaleureux mâtiné de hip-hop et de blues, faisant parfaitement le pont entre ses racines africaines et le jazz actuel qui n’a pas laissé le public indifférent totalement sous son charme.


Petit détour par la scène du Moulin pour jeter une oreille au quartet Cagoules de Décalcomanies qui joue à 21 heures. Porté par la flûtiste Fanny Ménégoz et le saxophoniste Nicolas Stephan, complété de Théo Girard à la contrebasse et Rafael Koerner à la batterie. Fanny Ménégoz est improvisatrice et compositrice, active sur la scène parisienne depuis 2008 dans différents groupes dont le quartet Nobi, elle a passé plusieurs années à apprendre aux côtés de Magic Malik. Ce soir, c’est encore de résistance qu’il s’agit avec un hommage aux zapatistes mexicains rencontrés sur la route par la flûtiste et son groupe né de longues amitiés, de sentiment de révoltes et de rêves d’enfants. Captée par quelques amis sur le devant de cette scène où le public bouge et déambule, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de me faire une idée de ce nouveau projet mais il est certainement à suivre.


Retour à la grande scène des Platanes pour écouter un monument du piano à 22 heures, le jamaïcain Monty Alexander accueilli ici pour la première fois, grandroi du swing et du blues à la dextérité affolante. Une intro au piano ouvre le concert avec une première composition qui fait déjà chalouper les corps et battre le rythme. Accompagné de Jason Brown à la batterie et de Luke Sellik à la contrebasse très proches de lui en plein centre de la scène, l’osmose du trio est totale, les sourires permanents et le pianiste couvé du regard par le contrebassiste. Un concert inratable pour cet artiste qui passe rarement en France où il a donné également une représentation au New Morning trois jours avant. Son dernier disque “D Day” fête non seulement l’anniversaire du débarquement en Normandie mais également sa naissance à Kingston le 6 juin 1944 et le jeune homme de 80 ans continue à avoir le rythme dans la peau soutenu par les applaudissements du public. Ses partenaires sont à l’unisson de ses digressions harmoniques et rythmiques, en fusion totale, et toujours transpercés par le beat entêtant du reggae et le balancement contagieux du swing. Un style reconnaissable tellement bon que ce concert fait l’unanimité et rassemble à la fois les plus exigeants et ceux qu’un certain jazz plus moderne rebute, avec à la fois des compositions toniques, des standards revisités, des hommages à ses compagnons de route comme Harry Belafonte, lui qui joue depuis plus de 60 ans, et des morceaux plus mélancoliques. Un concert hélas écourté à 1h15 après I’ll Never Smile Again de Frank Sinatra puis Agression de son dernier disqueen raison de la pluie qui s’invite bien trop tôt au grand désespoir de tous, alors qu’il m’a été dit plus tard que le pianiste était loin d’avoir terminé, quel dommage !


Dimanche 7 juillet, soirée qui restera dans les mémoires de beaucoup je pense, au travers du premier concert à 20 heures sur la grande scène des Platanes, immortalisé par l’annonce du résultat du second tour des élections législatives et le soupir de soulagement. Car on sait combien Charlie Jazz a souffert de l’avènement de Bruno Mégret à Vitrolles de 1997 à 2002. C’est donc le Poetic Ways du saxophoniste Raphael Imbert qui ouvre le bal des réjouissances en transformant son groupe en Politic Ways pour la circonstance ! Fondateur de la Compagnie Nine Spirit il y a 25 ans et actuel directeur du Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille depuis 5 ans, cet électron libre qui sait ce qu’il doit à Charlie Free et sait laisser ses compagnons et compagnes s’exprimer et quels compagn(on)es !  Anne Paceo à la batterie, un éternel sourire aux lèvres, la magnifique chanteuse Celia Kameni que je découvre ce soir et qui me fera frissonner tout le long du concert, Pierre-François Blanchard au piano, tout en sensibilité et le contrebassiste Pierre Fenichel parfait point d’union entre tous. He’s got The Whole World in His Hands donne de suite l’univers poétique dans lequel va nous emmener le saxophoniste qui d’ailleurs nous annonce un concert unique, chaque représentation étant différente. Celia Kameni a une voix prenante, chaleureuse, concentrée, passant de la douceur absolue dans le sublime Les Marquises de Jacques Brel à la passionaria haranguant la foule dans la dernière partie immortalisée par Nina Simone avec Ain’t Got No, I Got Life. Nous entendrons aussi Black is The Color of my True Love’s Hair ainsi que Spirits Rejoice d’Albert Ayler et Peat Bog Soldiers, morceau antifasciste composé en 1934 par des prisonniers politiques en Allemagne. Raphael Imbert lui, est manifestement heureux, libre comme l’air, enlevant le bec de son saxophone ou jouant à la fois du ténor et du soprano, les yeux pleins de malice, écoutant les autres musiciens et leurs envolées respectives religieusement. Alors, oui, il y a eu de la folie dans ce concert qui fut un beau voyage poétique et politique et pour moi, ce fut un moment de grâce totale en lévitation.


Petit passage ensuite devant la petite scène du Moulin pour écouter le libertaire et sauvage trio Mowgli, jolie surprise pleine d’oxygène, toutefois un peu dure à appréhender après l’ambiance poétique précédente. Peut-être aurait-on du le programmer en apéritif à 20hs. Un électro-jazz florissant avec des riffs enivrants et accrocheurs qui se mêlent à des thèmes expérimentaux et des grooves asymétriques mais dansants. A l’origine de ce trio se trouvent Ferdinand Doumerc aux saxophones et flûte, Pierre Pollet à la batterie (tous deux membres du quartet toulousain Pulcinella) et Bastien Andrieu aux claviers qui ont sorti l’an passé l’album “Gueule de Boa” qui n’est pas passé inaperçu. Ils reprendront le concert après celui très attendu qui va suivre, car ils avaient commencé un peu tard après Poétic Ways que personne n’avait envie de quitter.


Voici donc pour terminer cette édition particulière le trio Mare Nostrum composé du trompettiste et bugliste sarde Paolo Fresu, de l’accordéoniste Richard Galliano et du pianiste suédois Jan Lundgren.  Un trio de choc ayant déjà 10 ans d’existence qui clôturera ces trois jours dans la sérénité dont nous avons tous besoin en ces temps troublés. Il s’agira principalement ce soir du “Mare Nostrum III”, paru en janvier 2019, dernier volet d’une série de trois distribués par le label Act avec un quatrième prévu. Un miracle qu’ils soient là ce soir réunis étant donnés les acheminements difficiles en journée. Cela n’entame pas les échanges sereins et lyriques entre ces trois musiciens qui entament le concert avec le titre éponyme composé par le pianiste qui ouvre le premier album, suivi de Principessa écrit par Richard Galliano pour sa fille présente ce soir. Ils enchaînent sur Pavese du troisième album, composé parle trompettiste qui joue à son habitude pieds nus avec la gestuelle qui lui est si particulière et son accent charmant introduisant une chanson brésilienne Eu Nao Existo Sem Voce suivie d’une chanson suédoise adaptée par le pianiste Kristallen Den Fina. Petite échappée en Sicile avec Chat-Pitre me faisant complètement penser à la géniale série télé Commissaire Montalbano que certains connaissent peut-être. Le concert se poursuit ainsi avec les compositions bien amenées démocratiquement par chacun et l’accordina de Richard Galliano en prime pour se terminer sous les ovations avec un rappel sur le magnifique thème de Monteverdi Si Dolce E Il Tormento qui clôturait Mare Nostrum II. Comment ensuite retourner au trio Mowgli ? Impossible pour ma part tant ce sont des univers à l’opposé et beaucoup sont restés embarqués sur Mare Nostrum en cette belle fin de soirée


Je veux remercier dans cet article tous les acteurs de ce festival fantastique qui nous fait ainsi toucher du doigt et des oreilles la diversité si précieuse de la grande famille du jazz. Merci donc à Aurélien Pitavy, directeur de Charlie Free, Franck Tanifeani président de Charlie Free et Loic Codou son responsable de la communication sans qui je n’aurais pas eu l’autorisation bienveillante de vous raconter tout cela.

Florence Ducommun, texte et photos

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