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"Gravity"

Eternal Triangle

Trevor Watts (ss, as), Veryan Weston (kbd), Jamie Harris (perc)

Jazz Now/Bandcamp

Date de sortie: 18/05/2024

Si l’éternité n’a pas d’histoire, riche est celle sur laquelle s’est construit ce triangle-ci. Remonter à sa source, c’est traverser quarante années d’évolution de la scène britannique du free jazz et de la musique improvisée, au lieu même où s’est produite la métamorphose dont est sortie une bonne part de ce qui se joue aujourd’hui. Mais, saisi des puissances du rythme, Trevor Watts s’est ensuite engagé dans l’exploration de ses complexités jusqu’à former des ensembles tels que le mythique Moiré Music et ses multiples avatars1 où sa voix s’extrayait, tourbillonnante, d’un foisonnement de percussions. Ces ensembles à géométrie variable ont fait perdre la tête au démon de la classification. La musique de Trevor Watts a papillonné sans qu’on puisse jamais l’épingler. De son côté, Veryan Weston fut de Moiré Music, mais son art de l’esquive est tel que le braconnier n’est pas né qui prendra Weston au collet. Sa complicité avec le saxophoniste les a conduits à l’écart pour former un duo si informel qu’à son tour il défie les catégories. Enfin, Jamie Harris, d’une génération plus jeune, a rejoint Trevor Watts dans le Celebration Band ; ils se sont trouvés si bien ensemble qu’ils ont ont joué et enregistré en duo. En somme, la formation de ce Triangle éternel découle d’une géométrie non euclidienne qui fait se rejoindre à l’infini toutes les parallèles ainsi tracées. Et, justement, à l’infini, nous y sommes. C’est ainsi que l’on peut entendre la musique de Gravity : commme une sorte de réduction à l’essentiel de ce qu’offrait l’opulence de Moiré Music. Des mélodies chantantes, dansantes, à la fraîcheur de mélopées africaines, emportées par le saxophone virevoltant de Trevor Watts sur un fond dense et sans cesse mouvant. Pour ceux qui ont eu la chance d’entendre ce trio en concert, la prise de son et le mixage très clairs de cet enregistrement offre néanmoins la suprise d’un changement de perspective. En concert, le trio avait opté pour un son assez compact, d’où le Nord de Weston n’émergeait pas tout à fait comme une voix distincte mais se fondait dans les percussions, revêtant volontiers lui-même les timbres d’un improbable « marimba électrique ». Ici, on ne perd pas une note de son formidable travail qui justifie pleinement son choix d’un clavier qui peut se scinder. A la main gauche le tracé d’une architecture puissante, à la droite des vrilles folâtres, banderilles ou tangentes. Weston mène de son côté et depuis des décennies des recherches sur les systèmes pentatoniques qui sous-tendent nombre de traditions musicales fort éloignées les unes des autres2, dont se perçoivent les prolongements en une partie qu’on ne peut en aucun cas réduire à un accompagnement. Ce serait même plutôt souvent un travail de sape, eu égard au matériau mélodique, simple d’apparence, qui creuse discrètement sous lui des tunnels pour une évasion moins réelle que fantasmée dans la mesure où l’on se retrouve, à les suivre, toujours ramené au centre du foyer rythmique qui en est le véritable substrat3. Jamie Harris quant à lui fait merveille, par sa frappe sensuelle de Shiva des congas avec un set réduit au minimum. C’est une pluie tropicale, drue, dense, mélodique, dans laquelle sons pleins et sons creux, secs ou profonds composent le tissu conjonctif du trio. Ensemble avec Weston, ils nourrissent l’illusion d’avoir affaire à une formation bien plus large, et ce paradoxe que c’est justement par sa maigreur que s’entretient cette illusion. La voix de Trevor Watts s’enlève d’autant mieux qu’elle prend naissance dans ce creuset bouillonnant ; que, même détachée, on ne puisse jamais l’entendre seulement comme une voix soliste, doublée qu’elle est, commentée, glosée, prolongée élargie, ombrée par Weston. Par un son généreux, une intonation large, un phrasé qui déroule à perte d’oreilles ses guirlandes fleuries, les emporte au-delà d’elles-mêmes. Non pas cependant à la manière coltranienne parce que s’y mêle une joie plutôt colemanienne qu’épice une irréductible espièglerie, de celle qui fait que l’ingénuité de l’enfance semble se prolonger, ressortir intacte, voire enrichie d’avoir traversé les turpitudes du monde.

Gravity : ce titre éclaire de sa polysémie la tension palpable sur laquelle s’établit l’équilibre de ce triangle éternel où la puissance aveugle de la loi physique compose avec la conduite de consciences éveillées au fil de longs parcours. L’élan juvénile, la constante alacrité qui emportent le matériau thématique de Trevor Watts s’en trouvent lestés sans en être alourdis. Plus que jamais, « The Art is in the rythm ».

Philippe Alen

1Moiré Music Drum Orchestra, Moiré Music Group, Trevor Watts Moiré Music Drum Orchestra…

2Recherches qu’il a formalisées dans un work-in-progress, Tessellations, qui a connu lui-même de nombreux avatars.

3 Un récent album résume le credo qui a toujours porté la musique de Trevor Watts : The Art is in the Rythm.

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