D’abord, il y a Mary Lou Williams. Contentons nous de rappeler que de 1922 à 1980, elle était la « First Lady of Jazz ». Ellington lui-même la désignait comme « pérpétuellement contemporaine ». Histoire du jazz personnifiée, elle l’enseigna à la Duke University où, devant l’affluence, il fallut transporter son cours dans un grand amphi. Elle joua au Capitole pour Jimmy Carter, le Vatican lui commanda une messe. Mais le plus extraordinaire, c’est que sa gloire n’aura jamais tari sa créativité, que, jusqu’au bout, sa musique aura gardé sa fraîcheur et que d’inspirée elle est désormais inspiratrice. Les références à son œuvre pointent ici ou là, plus nombreuses chaque jour : John Hicks, Geri Allen qui concluait sa vision de la Suite par un Thank You Madam, ou encore, dernièrement, un disque étonnant du pianiste et compositeur Frank Carlberg qui résume en deux mots ce qu’elle représente : Charity and Love1.
À l’instar de Duke Ellington, qui l’avait enrôlée dans sa galaxie d’arrangeurs, Mary Lou Williams étendit son univers au-delà de ce que le jazz pouvait lui offrir sous sa forme sociologiquement acceptée. Ce n’était au fond que le prolongement logique d’un jeu de piano d’une ampleur orchestrale peu commune. En témoigne cette Zodiac suite qu’elle mit en œuvre sur les brisées d’Ellington et de sa Black, Brown and Beige donnée à Carnegie Hall en 1943, un événement qui désormais ouvrait grand les portes sur un avenir renouvelé du jazz. Cette musicienne qui avait derière elle un passé de petit Mozart, pour qui le piano pouvait tout accueillir de James P. Johnson à Thelonious Monk, de Fats Waller à Bud Powell, qui, maîtresse du stride, avait avalé cul sec les innovations du bop (elle chercherait plus de vingt ans plus tard la confrontation à Cecil Taylor), cette musicienne intrépide entendait plus et au-delà. Depuis trois ans déjà, Mary Lou Williams composait quelques portraits liés aux signes du zodiaque. Rassemblés et orchestrés, ils prirent la forme de cette Zodiac suite, qui fut finalement montée un peu à la va-vite pour Town Hall, le 30 décembre 1945, avec un combo augmenté d’un orchestre de chambre et l’aide de William Orent, lequel ne se borna pas à établir des parties d’orchestre et à corriger quelques erreurs mais – l’étude minutieuse des archives le montre – intervint certainement dans l’écriture et l’orchestration mêmes. Le présent enregistrement est issu d’un travail de recherche auquel s’est livré Pierre-Antoine Badaroux, après d’autres, il faut le dire2 – ce qui atteste la véritable fascination que cette pièce n’a cessé d’exercer.
L’histoire de la Suite dans sa version orchestrale est un peu mouvementée. Si Mary Lou Williams l’avait prudemment enregistrée en trio dès le mois de juin 1945, elle se montra si peu satisfaite du concert de décembre (une captation du concert de Town Hall, volée puis reparue dans les archives et finalement éditée en cd, dit pourquoi) qu’elle disparut en flèche en raflant prestement les partitions qui ne furent plus rejouées de son vivant. Trois mouvements seulement ont été réorchestrés par elle pour un orchestre symphonique complet, qui ont été joués à Carnegie Hall en 1946, et, en 1957, elle choisit à nouveau de reprendre pluieurs morceaux de cette suite pour une apparition à Newport avec l’orchestre de Dizzy Gillespie. Preuve que bien qu’ayant abandonné l’idée d’en faire jouer une version symphonique, cette suite n’avait pas quitté sa pensée.
De sa plongée dans les manuscrits, notes, addenda, matériel d’exécution etc., Badaroux conclut : « Topographie plutôt que chemin, ces partitions invitent à une certaine liberté, par l’improvisation notamment. » C’est exactement ce que l’on entend ici. S’il s’agit bien d’une reconstitution, avec le souci d’exactitude que l’on met à établir le texte d’une édition de La Pléiade, il y a au-delà de la piété dont elle témoigne, un allant qui témoigne d’une pratique de la liberté qui puise dans l’expérience de chacun des musiciens dans des voies contemporaines et des contextes tout différents.
Sur la forme – une successsion de pièces sans lien autre que d’intention entre elles –, la Zodiac Suite s’est bien sûr attiré des critiques dont le caractère académique limite la portée. En revanche, on ne peut que saluer l’originalité des thèmes, des timbres et des textures choisis pour en exploiter la teneur poétique. Rien ici d’un combo jazz concertant avec tapis de cordes : une clarinette, un hautbois, un basson, un trombone basse, une trompette, un piano émergent ou se détachent mais jamais ne s’associent en un ensemble de jazz tout désigné ; pas davantage les cordes ne forment un tapis connotant le luxe arrivé ou le kitsch hollywoodien. C’est un orchestre entier qui adopte une physionomie inséparable des thèmes qu’ils expriment, prend des accents, se fait masse d’énergie, machine lancée à pleine vitesse, qui s’essoufle et repart de plus belle (Gemini), épouse des courbes rêveuses taillées à l’origine pour le voluptueux Ben Webster, s’étage pour accueillir une trompette en majesté (Leo), chatoie au gré d’un ostinato en se redistribuant (Scorpio). La recherche dans les contrastes, les alliages de timbres sont constants. Que dire de cette note aiguë, isolément martelée au piano, qui découpe un rideau tendu d’harmoniques aux cordes, de cette formule près de la fin qui associe à découvert à l’unisson basse et clarinette basse, et de ces notes de flûte qui concluent Taurus ? Et si ces pièces n’entretiennent aucun lien organique entre elles, elles sont chacune parfaitement équilibrées dans le détail, les symétries toujours lisibles mais renouvelées par l’emploi de couleurs et de matières changeantes. Le boogie est présent, plusieurs fois, stylisé dans Gemini, au piano, esquissé au basson, là où on ne l’attend pas (Sagittarius). L’horoscope donne à lire le destin, il est aux couleurs de l’Amérique et du temps ; ici pastoral (Aquarius), là industriel.
Les solos sont brefs, ils sont admirables. Le trombone délectable de Michaël Ballue est juste en tous points, le ténor de Geoffroy Gesser existe pour lui-même tout en en évoquant un autre dans un délicat exercice de corde raide (Cancer). Le moelleux doux et profond du basson de Pierre Fatus est un luxe pour les oreilles et Brice Pichard trouve dans Leo un espace inespéré où se glisser entre le clinquant pompier des péplums d’époque, la romance gominée et le plaqué-or de Wynton Marsalis. La dernière pièce, Pisces, en appelle à la voix : Agathe Peyrat a choisi le registre de la comédie musicale, celui qui convient le mieux à une formation qui, par ses couleurs, demeure plus proche des opéras de poche que du grand genre lyrique. Enfin, Matthieu Naulleau au piano, réussit cette prouesse des grands acteurs qui disparaissent en pleine lumière derrière leur personnage quand pourtant on ne voit qu’eux. Qu’on ait garde de n’oublier personne, ni le hautbois tellement sollicité, auquel l’ensemble emprunte sa couleur de tous les instants, ni les cordes bien sûr. Ah les cordes, objets de tant de convoitises et d’autant d’échecs, sur qui l’on a fait reposer la lourde charge de la respectabilité, qui brillent comme une chaîne de montre sur la bedaine d’un notaire. En bientôt soixante-dix ans on aura gagné ceci qu’elles ne vibrent plus pour signifier l’opulence, la revanche de classe. Elles sont, et cela suffit. Elles tiennent leur partie et c’est ainsi qu’à Mary Lou Williams, à son écriture, rayonnante et subtile, pleinement sienne, elles rendent le plus beau des hommages : que la musique tienne par sa seule vertu. À Town Hall, les insuffisances de l’orchestre, trop peu préparé, avaient forcé la compositrice à se mettre au piano, seule, au dernier moment, de sa suite pour jouer trois pièces dont elle avait pourtant réalisé l’orchestration.
Mary Lou Williams était Taureau, un signe décrit comme novateur et robuste, mais dans sa Zodiac suite, elle est de tous les signes à la fois. Comme ici ses interprètes. Les planètes sont alignées. Elles dansent.
Philippe Alen
1Frank Carlberg / Gabriel Bolaños, Charity and love (Red Piano records, 2020). Plusieurs extraits de la Zodiac Suite figurent dans un album inspiré par l’esprit de Mary Lou Williams.
2Jeffrey Sultanof, qui a établi des éditions scientifiques de Gershwin et Cole Porter, notamment, a édité la partition de Zodiac suite