À l’occasion de la parution de son magnifique album dévolu aux compositions de Max Roach, « Just you stand and listen with me » [6], plus que jamais d’actualité dans une Amérique en proie à ses vieux démons, le point sur une chanteuse essentielle, trop rare en France.
L’Inde, avant, après
Je viens sans aucun doute d’un milieu jazz et j’ai été exposé au jazz très tôt par mon père qui dirigeait un big band. Mon père, Micky Correa, avait eu du succès et, grâce à son très long engagement à l’hôtel Taj Mahal de Bombay (21 ans sans interruption) [1], il était entré en contact avec des sommités telles que Duke Ellington, Jack Teagarden, Louis Armstrong, Dave Brubeck, Paul Desmond et bien d’autres qui étaient envoyés dans divers pays comme ambassadeurs par le Département d’État américain. De ce fait, il y avait toujours de la musique autour de moi, que ce soit du classique, du jazz ou de la musique traditionnelle indienne ou de Goa (que j’ai apprise à l’école primaire et auprès de ma famille de Goa [2]).
Qu’est-ce que mon héritage signifie pour moi ? L’Inde, où j’ai grandi, a des cultures et des traditions variées. C’est une terre d’une myriade de langues, de coutumes, de religions, de modes de vie qui varient d’un État à l’autre, d’une ville à une autre, d’un milieu urbain à un milieu rural, d’une communauté à l’autre. Chaque groupe ethnique se raconte son origine à sa manière et possède un ensemble de traditions et de coutumes uniques qui lui sont propres. Cependant, ce qui est leur commun à toutes et qui est très important pour moi, c’est qu’il y a un fort sentiment de la communauté, une certaine fierté à préserver la tradition et le désir de la transmettre à la prochaine génération. Cela fait partie intégrante de la contruction de la conscience de soi, de la connaissance du sol sur lequel on se tient et que l’on utilise comme tremplin pour forger son propre chemin. La musique classique indienne et la musique jazz de tradition afro-américaine présentent certaines similitudes. Tous deux sont issus d’une tradition orale transmise par le chant. Les deux permettent des improvisations étendues basées sur la mélodie et le rythme. Toutes deux utilisent des gammes ou des ragas et des cycles rythmiques, même si elles ont leurs propres particularités. L’improvisation dans la musique indienne est basée sur un drone, alors que dans le jazz, elle est basée sur des séquences d’accords. Le jazz, sa forme ouverte, rend possible l’adaptation d’éléments venus de nombreuses traditions musicales. Au sein de son histoire, il m’a octroyé un espace qui m’a permis d’explorer cette tradition tout en conservant ma propre histoire, ce qui me constitue. J’ai grandi dans une famille où la musique occidentale, classique et jazz, était très présente. En même temps, j’étais entouré par l’incroyable palette de sons, de saveurs, de goûts, d’images, et toute la diversité de coutumes dont l’Inde est faite. Toute cela a fait son chemin en moi et, par extension, dans ma musique.
L’Amérique, la voix
Après avoir passé 15 ans à Boston de 1979 à 1994, période pendant laquelle j’ai enregistré et joué avec le pianiste Ran Blake, entre autres, j’ai déménagé à Brooklyn, NY. J’ai joué autour de New York et j’enseigne dans le Louis Armstrong Jazz Performance Program de l’Université de Columbia depuis 2007. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’avais l’intention de me concentrer sur le piano, mais alors que j’étudiais au New England Conservatory, Ran m’a vite orientée vers le chant. Il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser que j’étais beaucoup plus à l’aise pour m’exprimer musicalement par ma voix. Chanter ne passe pas par la médiation d’un instrument pour traduire son imagination ou son intériorité en son. Il y a quelque chose d’universel et de direct dans la voix humaine et il n’y a pratiquement pas de culture dépourvue de chant – et, dans une large mesure, de nombreuses cultures s’incarnent dans une grande voix : Edith Piaf, Mercedes Sosa, Elis Regina, Mahalia Jackson, Stevie Wonder, Lata Mangeshkar, etc.
Je n’avais jamais suivi sérieusement de cours de chant jusqu’à mon arrivée aux États-Unis. C’est aussi Ran qui m’a aidée à trouver ma propre voix en me révélant des chanteuses dont je n’avais jamais entendu parler à Bombay. En Inde, j’avais régulièrement écouté Voice of America, l’émission de Willis Conover, sur un transistor, mais il y avait maintenant tellement plus à découvrir. Des chanteuses comme Abbey Lincoln, Chris Connor, June Christy, Betty Carter, etc. Je me souviens d’avoir été particulièrement frappée par la voix d’Abbey qui avait une sorte d’accent impitoyable dans son interprétation de la Freedom Now Suite de Max Roach. Pourtant, par la suite, dans ses dernières années. quand elle a chanté ses propres chansons, elle semblait si claire, si ancrée, son utilisation de l’espace, du silence, son énonciation, son phrasé devenaient si évidents… J’ai pris conscience du son et du timbre uniques de tous ces musiciens auxquels j’étais maintenant confrontée !
Chanter la poésie, Frank Carlberg
J’ai eu la chance de travailler avec de merveilleux compositeurs, Frank Carlberg, Steve Grover, Sam Sadigursky et quelques autres qui ont écrit de la musique sur de la poésie pour diverses formations, du duo au quintet en passant par des big bands. Travailler avec ces musiciens a été une expérience profonde car ces musiciens ont toujours été ouverts à ma façon d’interpréter leur musique laquelle me laissait de la place pour m’exprimer librement. Ces compositions étaient mélodiques, stimulantes, originales et organisées intelligemment, et elles m’ont façonnée en tant que musicienne.
Travailler avec le pianiste/compositeur Frank Carlberg a été une expérience unique. Frank a vraiment compris de quoi la voix humaine est capable. Il est totalement engagé dans cette musique et fait totalement confiance aux artistes avec qui il travaille. Frank est suffisamment sensible pour ne jamais interférer dans leur approche car il fait clairement confiance en leur mérite artistique. J’ai aimé être la voix de ses projets, en première ligne pour défendre les textes ou comme partie complètement intégrée à un ensemble [3].
Lorsque vous chantez dans un ensemble plus important, disons un quintette ou un groupe plus grand encore, la mélodie a été écrite de manière très précise en rapport aux autres instruments et il est donc important de comprendre où se situe la marge de liberté et où vous devez rester assez proche de la mélodie, en jouant davantage sur l’expression, l’inflexion et l’intention plutôt que par des modifications de hauteur et de rythme. L’importance de mettre en voix les mots d’un poème exige un certain son et une diction claire. Les poèmes évoquent certains sentiments, des idées, des atmosphères qu’il est important, je pense, de représenter musicalement. On exprime tout cela par la parole et pour moi le chant est une extension de notre voix parlée. On articule des mots et des phrases ou on change le timbre de sa voix en fonction de la façon dont on veut qu’elle passe. En comparaison, les paroles des standards du Great American Songbook ont tendance à être plus légères, elles invitent donc à les aborder par l’harmonie et un rythme différents et à user des consonnes et des syllabes de manière plus ludique, comme le font par exemple Sarah ou Billie. Pour moi, je me concentre en priorité sur la mélodie et les paroles et il semblait naturel que mon « indianité » se glisse dans mes interprétations.
Steve Lacy, Ran Blake, Abbey Lincoln, Billie Holiday
En 1995, Frank Carlberg et moi avons eu la chance unique de travailler avec Steve Lacy, le maître du soprano, à Helsinki, en Finlande. Nous avons joué et enregistré des chansons composées de chacun, Lacy et Carlberg. J’étais déjà fan de la musique de Lacy, cette opportunité était donc incroyable. J’ai vu de près à quel point Lacy pouvait être déterminé dans son choix de notes et j’étais émerveillée par son intonation précise et la pureté du son. Cette session d’enregistrement-là de la radio finlandaise est toujours inédite.
De 1992 à 2018, j’ai enregistré six CD en duo avec Ran Blake [4], le génial prix MacArthur qui comprenant quelques hommage à Abbey Lincoln et un hommage à Billie Holiday. En tant que chanteuse, c’est une joie absolue de jouer et d’enregistrer avec Ran Blake. Je sais que Ran aime aussi particulièrement collaborer avec des chanteurs. C’est un pianiste brillant et en raison de son style et de son approche uniques, c’est toujours une expérience incroyablement profonde que de faire de la musique avec lui. Travailler avec Ran demande des stratégies différentes. La musique comporte de nombreuses surprises harmoniques et rythmiques, il vaut mieux être ouverte et chanter ce qui semble naturel sur le moment. Il est impossible de prévoir quoi que ce soit, et il faut plutôt écouter son instinct.
En 2010, au moment de la disparition d’Abbey, il nous a semblé que c’était le moment d’enregistrer un disque hommage en son honneur. Tout en réalisant cet hommage, c’était l’occasion pour nous deux de réécouter toute sa discographie d’encore plus près pour y piocher et choisir nos chansons préférées. On a vite enregistré suffisamment de matériel pour une parution en 2 volumes [5] !
Billie Holiday a toujours eu une place spéciale dans mon cœur et a eu un impact durable sur Ran et moi-même, tant sur le plan musical qu’émotionnel. C’était une chanteuse brillante, une grande interprète lyrique. Elle prenait des risques, elle savait swinguer, elle était sophistiquée, c’était une personne intense. Lady in Satin, le seul enregistrement de Billie avec des cordes et un chœur, est particulier, et bien que ses capacités vocales diminuent, elle y atteint un sommet de puissance expressive. On peut entendre toute sa tristesse dans cet enregistrement… à laquelle je pouvais me connecter. Elle a toujours su transformer chaque chanson en une histoire personnelle. À mon avis, Lady in Satin est ce qu’elle a fait de mieux même si chacun de ses enregistrements est un bijou. Aucun autre chanteur ne peut soutenir la comparaison avec Billie Holiday ! Et je n’aurais pas pu rêver d’un partenaire musical plus brillant que Ran Blake pour cet hommage.
Max Roach – Just you stand and listen with me
[lire la précédente chronique]
La musique de Max Roach qui m’a été présentée par Ran Blake en 1979 a eu un effet viscéral sur moi et n’a pas faibli jausqu’à ce jour. J’ai donc voulu revisiter cette musique puissante pour rappeler aux auditeurs que leurs luttes sont toujours très vivantes. La musique a été créée à un moment précis de l’histoire de cette nation comme le reflet d’un mouvement. Il était important d’enregistrer cette musique au moment où notre nation est engagée dans le mouvement Black Lives Matter et de nouveau, se débat avec les questions de liberté et de justice. Pour ce projet, j’ai choisi exprès ces musiciens. Des musiciens qui connaissent non seulement la musique mais aussi les paroles et qui apportent leur propre personnalité à la musique. Ce sont des musiciens qui ont consacré toute leur carrière professionnelle à une musique qui puise ses racines dans la tradition afro-américaine et qui respectent énormément Max Roach et d’autres musiciens de jazz de cette époque. Je ne les remercierai jamais assez pour leur contribution à ce projet : Sam Newsome au soprano, Michael Sarin à la batterie, Andrew Boudreau au piano et Kim Cass à la basse.
Enseigner
J’ai eu la chance d’être impliquée dans des milieux éducatifs inspirants. Je fais partie de la faculté du Louis Armstrong Jazz Performance Program de l’Université de Columbia depuis environ 16 ans et je dirige également le Maine Jazz Camp depuis le début des années 1990 et le NYC Arts For Peace Camp l’année dernière (2023) à Manhattan.
À l’Université de Columbia, les étudiants sont une source d’inspiration et de joie. Ils sont concentrés, ils veulent être mis au défi et sont ouverts à toute musique que je leur apporte. Ils travaillent sur des compositions de Charles Mingus, Monk, Kenny Wheeler, Abbey Lincoln etc. Et des standards et leurs interprétations me procurent toujours un plaisir immense. Au Maine Jazz Camp, les étudiants ont tendance à être plus jeunes – des collégiens et des lycéens âgés de 11 à 18 ans et la plupart d’entre-eux ne sont exposés qu’au répertoire de big band de leur école jusqu’à ce qu’ils nous rejoignent. Les étudiants travaillent dans de plus petits ensembles avec des tuteurs et font des progrès notables, musicalement, au cours de leur séjour au Maine Jazz Camp.
Les étudiants du NYC Arts for Peace Camp comprennent des lycéens qui ne parlent peut-être pas la même langue que leurs instructeurs, qui n’ont peut-être aucune expérience préalable de l’improvisation, mais c’est une expérience des plus enrichissantes pour moi car nous ne pouvons tous établir de lien que par notre musique.
Visiter son site : christinecorrea.com
Propos recueillis par Philippe Alen
Photos DR (issues du site christinecorrea.com )
[1] http://urlmini.net/r/EK69HJV
[2] Goa, au sud de Bombay, était une colonie portugaise jusqu’au début des années 1960.
[3] Christine Correa aux côtés de Frank Carlberg, du duo au big-band : Ugly Beauty (Northeastern, 1993) ; The Crazy Woman (Accurate, 1996) ; Variations on a Summer Day (Fresh Sound, 2000) ; In the Land of Art (Fresh Sound, 2003) ; The Sound of New York Jazz Underground (Fresh Sound, 2004) ;State of the Union (Fresh Sound, 2005) ; The American Dream (Red Piano, 2007) ; Uncivilized ruminations (Red Piano, 2011) ; Big Enigmas (Red piano, 2013) ; No Money in Art (Red Piano, 2016) ; Monk Dreams, Hallucinations and Nightmares (Red Piano, 2017).
[4] En duo avec Ran Blake : Round’about (Music & Arts, 1994) ; Out of the Shadows (Red Piano, 2010) ; Down, here, below. Tribute to Abbey Lincoln, vol.1 (Red Piano, 2012) ; The Road Keeps Winding. Tribute to Abbey Lincoln, vol.2 (Red Piano, 2015 ; Streaming (Red Piano, 2018) ; When Soft Rains Fall (Red Piano, 2020).
[5] Down, here, below. Tribute to Abbey Lincoln, vol.1 (Red Piano, 2012) ; The Road Keeps Winding. Tribute to Abbey Lincoln, vol.2 (Red Piano, 2015).
[6] Sunnyside, 2023.