Jazz in Arles, vers une renaissance

Pour sa 27° édition, le festival Jazz in Arles a bien failli ne pas se produire au grand dam de tous les fidèles de cet événement pour diverses raisons trop longues et inopportunes à expliquer. Aussi sa tenue sur trois soirées du 25 au 27 mai, bien qu’écourtée en jours et concerts, tient de l’opiniâtreté d’une petite équipe passionnée, grâce au talent de Baptiste Bondil qui a pris le relais de Nathalie Basson et Jean-Paul Ricard, comme coordinateur de l’Association du Méjan et programmateur du festival. Un petit passage à vide certes, mais d’une excellente facture qui a tenu sa promesse dans ce beau lieu qu’est la Chapelle du Méjan, laquelle accueillait l‘exposition « Entre Quatre Zieux » de Robert Combas et Jean-Luc Parant, événement en hommage à Jean-Luc Parant disparu l’an dernier, ainsi qu’à Jean-Paul Capitani, initiateur de cette exposition et co-fondateur d’Actes Sud, décédé accidentellement en avril de cette année, époux de l’ex-ministre de la Culture et ancienne directrice d’Actes Sud Françoise Nyssen , à laquelle nous présentons nos condoléances.

En première partie de la soirée d’ouverture jeudi 25 mai se produit le trio de l’accordéoniste Noé Clerc avec à ses côtés le contrebassiste Clément  Daldosso et le batteur Théo Moutou remplaçant au pied levé, on peut le dire, Elie Martin-Charrière. Noé Clerc, dont le trio a été formé en 2018 est un accordéoniste surdoué, dont j’avais entendu parler la première fois lors du Tremplin Jazz  2021 à Avignon auquel j’étais absente et qui curieusement n’avait pas remporté de prix alors que tout le cloître bruissait des exploits de son trio. Il se frottait à d’autres pointures que lui, alors qu’il venait de remporter en 2019 le concours Jazz à Saint-Germain-des- Près et le concours national de jazz de La Défense en juin de la même année. En 2022 le trio a été sélectionné par le dispositif Jazz Migration #8, véritable tremplin pour les trois musiciens qui multiplient actuellement les concerts et remportent l’adhésion derrière eux. Un premier album “Secret Place” sorti en mai 2021 sur le label NoMadMusic a beaucoup fait parler de lui: un trio plein d’énergie, original par sa composition inédite et sa couleur cosmopolite qui a eu tôt fait de s’imposer dans le paysage jazz. Aussi avais-je bien envie de les entendre ce soir et je n’ai pas été déçue. Clément Daldosso et Théo Moutou quant à eux, sont connus entre autres pour entourer le pianiste Etienne Manchon; et pour remplacer Elie Martin-Charrière, le batteur était parfait.


Commencé avec deux compositions enchaînées du premier album (Premières Pluies et Blue Mountains) pour se mettre dans le son comme le dit Noé Clerc, ce dernier poursuit à l’accordina, curieux instrument entre l’accordéon et l’harmonica pour une petite chanson occitane bien enlevée (Canson) au paysage cinématographique à la manière d’Ennio Morricone. La suite est prise par Arapkir Bar au thème arménien joué dans les mariages. Le lien se fait avec les ascendances arméniennes du musicien par sa mère et le choix de l’accordéon presque naturel. La dernière composition Obsession laisse sa ritournelle traîner longtemps dans la tête et l’envie d’aller fouiller plus loin dans l’univers si riche de ce trio. Un concert court très lyrique, sans rappel pour laisser la place à Madeleine et Salomon qui suivait et qui a laissé un goût de trop peu, mais vous pourrez les entendre au Festival d’Aix en Provence le 15 juillet avec deux invités de marque, le percussionniste Minino Garay et le tromboniste Robinson Khoury.

En seconde partie de la soirée de ce jeudi 25 mai, il ne fallait pas rater le duo Madeleine et Salomon. Au chant et flûte Clotilde Rullaud  que je connais depuis plus de dix ans lorsque je montais régulièrement à Paris et l’entendais les dimanches après-midis au Bar O’Paris à Belleville avec Jean-Jacques Elangue entre autres. Au piano  Alexandre Saada  entendu à l’Ajmi et que j’apprécie énormément. Lors de la sortie de leur premier disque en duo en 2016, “A Woman’s Journey” que j’avais chroniqué pour CultureJazz, j’avais totalement craqué. Les opportunités de les entendre en live ne s’étant pas produites, je me suis donc précipitée hier soir pour le faire et entendre cette fois leur second disque “Eastern Spring” sorti l’an dernier sur le même label Tzig’Art, consacré cette fois à la pop orientale et militante du bassin méditerranéen avec des chansons des années 60-70 qui ont toutes en commun un équilibre fragile entre la vie l’amour et la mort. Tout un programme palpitant.


Pour ce disque joué ce soir, Clotilde a dû faire un choix difficile parmi des centaines de chansons qu’elle a réécrites avec subtilité pour ne pas en altérer ni le sens ni la mélodie originels. On débute le voyage par la Tunisie avec De l’Orient à Orion (RK Nagati), puis le Maroc avec le poignant Lili Twil/ Rhapsodie 3(Younes Megri). Le Liban avec Matar Nahem (Ferkat Al Ard sur un poème de Mahmoud Darwich) prend la suite ainsi que l’Egypte avec Ma Fatsh Leah. L’Iran s’invite ensuite avec Komakam Kon (que chantait la chanteuse Googoosh) qui signifie A l’aide!en farsi, appel ô combien actuel. Puis la Turquie avec Dere Geliyor Dere et Ince Ince  Bir Kar Yağar (Selda Bağcan) où j’ai toutefois moyennement apprécié le piano préparé. Un Do You Love Me poignant me fait à nouveau chavirer (arrangement d’une chanson libanaise de la Bandaly Family). Deux autres compositions termineront ce concert en apesanteur avec à nouveau un pianiste impressionniste au toucher de velours et une chanteuse à la voix unique, chaude et sensuelle qui me prend chaque fois aux entrailles. La magie a encore opéré comme je l’écrivais en 2016 : “On pense souvent aux duos de Jeanne Lee et Ran Blake, en particulier dans The Newest Sound Around, autant pour la fragilité et l’émotion que pour le vrai travail en duo où le pianiste n’est pas seulement l’accompagnant d’une voix, avec une chanteuse également musicienne à part entière en tant que flûtiste”.

Le voyage continue vendredi soir 26 mai avec la venue de la chanteuse Marion Rampal accompagnée de Matthis Pascaud à la guitare électrique, Simon Tailleu à la contrebasse et Raphaël Chassin à la batterie. Au programme principalement son dernier disque “TISSÉ” sorti en février 2022 sur son label Les Rivières Souterraines. Une belle continuité depuis hier soir, puisque ce disque explore cette fois l’autre versant de l’Atlantique, riche territoire des musiques folk, cajun, blues et soul. La Nouvelle Orléans n’est pas loin et la voix chaude, claire et puissante de Marion Rampal est vraiment idéale dans ce registre où elle excelle. Le public hier ne s’y est pas trompé, lui réservant un accueil des plus chaleureux. C’est le cinquième disque de la songwriter conçu pendant le confinement avec Matthis Pascaud, entre bonheur et douleur, qui sont toujours un excellent creuset à la création. Marion a plusieurs invités sur le disque, dont Piers Facini en duo parfait avec elle sur Où sont Passées les Roses et Archie Shepp son mentor sur Calling to the Forest qui donnera lieu à une interaction tout à fait réussie avec le public C’est son travail avec les saxophonistes Archie Shepp et Raphael Imbert d’ailleurs qui explique ce glissement tout à fait naturel d’un registre plus free en tant que choriste, ou même chanson française vers ces territoires soul qui lui vont comme un gant.

Tous les titres du disque sont donc joués à quatre interprètes en anglais ou en français, avec en prime la belle chanson de Bob Dylan Don’t Think Twice, it’s All Right et le titre Au Jardin qu’elle ne joue qu’en concert, contemplation mélancolique du jardin par sa propriétaire âgée. Le morceau Maudire restera mémorable, sorte de blues domestique mais puissant, imaginé en faisant la vaisselle, qui durera  bien plus longtemps que sur le disque avec des solos de batterie fantastiques et des jambes qui ne restent pas en place. Un concert entre joie de vivre et  lucidité sur l’état du monde: le monde brûle certes mais ça n’a pas empêché le quatuor d’apprécier un bon aïoli avant de jouer. Quant au public, il a été conquis avec même de nouvelles recrues venues en curieux(ses) qui ont pris d’assaut la chanteuse à la sortie pour acheter le disque. On aime ce consensus soudant à la fois des néophytes du jazz et des plus exigeants tels Jean-Paul Ricard ancien président de l’Ajmi et ancien coordinateur de Jazz in Arles. Une belle soirée vraiment.


Samedi soir 27 mai,  ce fut une magnifique soirée de clôture avec la venue du pianiste franco-israélien Yaron Herman  en solo. Pianiste révélé en 2008 au grand public grâce aux Victoires du jazz dans la catégorie Révélation de l’année, mais dont l’étoile brillait déjà depuis quelques années aux Etats-Unis, il n’a cessé depuis de multiplier les disques et les concerts, avec chaque fois un succès et un public qui lui sont acquis, dont ma personne. Pétri de diverses influences jazz ou classiques, son jeu est unique. Son dernier disque  “ALMA” se veut cette fois un saut dans le vide de l’improvisation, exercice suprême pour tout musicien accompli, qui est capable à partir d’un thème donné, de partir dans la stratosphère, yeux fermés et doigts guidés par le cerveau, dans un processus créatif unique. Et ce soir, nous voilà témoins de ce miracle, car c’est un véritable jeu de funambule des notes suspendu au-dessus du précipice. Comme le dit Yaron Herman, dans ce processus, il n’y a plus le pianiste et la musique, le pianiste disparait derrière la musique. On retient sa respiration: où va t’il nous emmener à travers ses improvisations très libres ou moins comme un des premiers morceaux inspiré par un artiste pop israélien des années 2000 ?


La sonnerie intempestive d’un portable donne lieu à de petits rappels humoristiques dans la chanson populaire Ce n’est qu’un Au Revoir avec un à-propos tout à fait adéquat et réjouissant. Une composition incroyable prend la relève avec l’intervention du pianiste sur les cordes du piano qu’il percute ou fait glisser entre les doigts de la main gauche tandis que la droite continue de pianoter. Là, tout l’Orient ressort magistralement. Plus tard, ce sont des thèmes de Thelonius Monk tels que ‘Round Midnight, Will You Needn’t ou Bemsha Swing qui sont arrangés à la sauce hermanienne. Ça swingue grave ou au contraire le jeu se veut tendre et mélancolique comme dans le superbe Hallelujah de Léonard Cohen. Un concert au départ de soixante minutes qui finira après trois rappels, le public ne voulant pas laisser repartir le pianiste si facilement après tout ce bonheur et cette beauté dispensés. Lequel signera ensuite avec gentillesse son dernier opus. Et voilà une dernière soirée encore réussie grâce à un choix judicieux opéré par la nouvelle équipe de JAZZ IN ARLES dont la programmation habituelle devrait reprendre l’an prochain. Tous mes remerciements vont à Baptiste Bondil et son équipe pour son accueil et notre collaboration.

Florence Ducommun, texte et photos

Partager

Publications récentes

Catégories

Archives