Spires

Sbatax

Bertrand Denzler (ts), Antonin Gerbal (dms)

Umlaut records

Date de sortie: 10/03/2023

Que l’on s’abîme dans la contemplation des fils électriques tendus le long de la voie depuis une place dans le train, dans celle de la ligne médiane tracée sur le bitume depuis le siège passager (de préférence), ou encore que l’on s’abandonne rêveur devant le cours d’un torrent, et l’on sera la proie d’un vertige associant mouvement et fixité. Contenu fermement entre ses rives, le torrent ne cesse de filer entre les rochers affleurants, de tourbillonner, de cascader, de miroiter sous tous les angles, d’éclabousser parfois sans jamais se départir d’une vitesse constante. Pareillement, la ligne blanche défile inexorablement sur fond noir de bitume, disparaît, reparaît, se segmente, se dédouble ; les câbles ondulent, creusent des ventres, entre les poteaux qui les soutiennent semblables aux nœuds d’une sinusoïdale.

Ce sont ces sensations qu’inévitablement rappellent les deux longues improvisations de Saint-Ouen, plutôt que les fameux voyages interstellaires de Coltrane et Rashied Ali où l’on descendait plus bas pour monter plus haut, où le souffle mesurait les escales dans une visée de la transcendance semée d’embûches. Ici, train lancé à pleine vitesse par le feu roulant de la batterie – un train qui semble avoir brûlé les arrêts précédents –, le saxophone est emporté dans un flux que rien n’arrête. Un flux torrentiel, forcé pourtant dans la conduite d’une tessiture comprimée. Une note fondamentale tient lieu de ligne, de poteaux, de rocher affleurant, de centre enfin puisque le titre de la première pièce qui est aussi celui de l’album, Spires, invite à porter sur le phénomène un regard de mathématicien. Spires ébarbées, certes, déroulées bouillonnantes, tout en éclaboussures, sans toutefois déroger à l’équation qui les a générées. C’est là le ressort intime de la spirale, rivant à un point fixe la ligne qui s’en échappe selon des règles secrètes dont la découverte fait la poésie de la géométrie. Spires ne dure pas moins de 22’33’’. Azimuths,23’44’’, répond métaphoriquement au même principe, en désignant cette fois l’ambitus de la tessiture dans laquelle évolue le saxophone.     

Dans ces deux pièces, tout se passe comme si l’on avait mis en cage un vol d’étourneaux (ceux qui se sont échappés ponctuent de leur silhouette l’étendue immaculée en couverture de l’album). À l’oreille, un roulement de caisse-claire tend son unique cordeau, effrangé par un froissement continu de cymbale et bombardé par la grosse caisse, tantôt prise de tachycardie, tantôt pulsant selon le langage morse du rythme cardiaque. À certain point, déferle la vague d’un tom. Mais cette apparente sobriété de moyens est au service des puissants courants contraires qui, en glissant les uns sur les autres par d’efficaces tuilages, animent cette surface tourbillonnante. On saisira, charriés, des formules de shehnai, des bribes immédiatement reprises sans qu’il y paraisse, et même des silences comme des gouffres. Le débit dévastateur ne faiblit jamais, mais il se subdivise, les vitesses se ramifient ; la pression, elle, demeure constante. Même quand subitement s’absente un instant le souffleur, la trame mise à nu de la batterie n’a plus sens d’un solo, sa texture est celle, granuleuse, du champ d’asphalte qui défile, un reflet différent dans le déferlement. C’est une couleur de la vitesse. Aussi sommes-nous l’objet d’un troublant dédoublement : immergés, emportés par cette crue, on ne quitte pas des yeux le point depuis lequel, placidement ou presque, on observe ses chatoiements infiniment renouvelés. Il y a là un tour de force qui n’est pas seulement instrumental, de l’ordre de la virtuosité, mais qui ressortit d’une expérience par laquelle on s’éprouve, dans le même, temps objet et sujet.

Philippe Alen

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