Voilà le retour de ce joli festival exigeant après deux ans de disette qui se tient chaque année au joli mois de mai et qui plus est dans une ville ayant pris une allure futuriste avec la fameuse tour LUMA. Créée en 1984 par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, l’Association du Méjan organise différentes activités culturelles à la chapelle Saint-Martin du Méjan dont plusieurs jours en mai dédiés au jazz grâce au concours de Jean-Paul Ricard (Pilier et membre fondateur de l’AJMI dont il a été longtemps le Président) et à Nathalie Basson (coordinatrice générale de l’équipe du Méjan), avec un soin toujours particulier dans le choix de groupes privilégiant une musique inventive et libre. Il s’est tenu du 10 au 21 mai avec deux concerts gratuits les 10 et 11 mai et cinq soirées la semaine suivante du 17 au 21 mai. Le tout dans une chaleur estivale très rare à Arles depuis que je vais à ce festival.
Mardi 10 mai à 18hs, la 26ème édition s’est ouverte dans le beau lieu du Musée de l’Arles Antique avec le duo de Federico Casagrande à la guitare électrique et Nicolas Bianco à la contrebasse. Un public venu nombreux écouter ce concert gratuit et inédit, les duos contrebasse guitare n’étant pas si courants. On pense bien sûr aux duos de Charlie Haden et Jim Hall ou John Scofield et Dave Holland mais les deux protagonistes de ce soir ont leur propre langage qui rapporte leur complicité établie en deux disques déjà: le premier « Sketch of Mountain » sorti en avril 2018 et le second « L’Homme Monotone » sortie en novembre 2021 sur le label IMR et mixés superbement par Boris Darley. Les compositions jouées ce soir sous l’œil de l’Auguste majestueux, toutes écrites par Nicolas Bianco, sont issues de ces deux disques et nous racontent chacune une histoire.
Elles débutent avec « Ruscello » (le ruisseau) dédiée à Federico, « L’Esprit du Jeu « , « Oslo » (destiné au départ à être joué en solo, d’où le jeu de mot), le mélancolique « Nistos« , petit village des Pyrénées tant vanté par l’oncle du contrebassiste, fantasmé car jamais visité par crainte de la déception. Ce morceau donnera lieu à la lecture du texte poétique écrit par ce fameux oncle… Suivra le titre éponyme du second disque, « L’Homme Monotone » écrit en pensant à Bill Evans, cet homme discret dont les mains recelaient tant de miracles. Puis ce seront « Simple Recall« , encore dédicacé à Federico et « Accordi Di Colore« . Enfin, un très beau rappel appelé « Prière Folk« , plein de tendresse et écrit au début du confinement pour la mère de Nicolas Bianco, Michèle, décédée du Covid dans la pire période, conclura cette conversation intime à laquelle nous étions invités.
Ce fut donc une fin d’après-midi tout en paix et douceur grâce au jeu subtil, poétique et plein de retenue des deux protagonistes sous le soleil revenu du beau mois de mai à Arles. Que demander de plus pour être heureux?
Mercredi 11 mai à 18h30, retour dans la Chapelle du Méjan pour une nouvelle mise en bouche gratuite avec le « JAZZ EXPERIENCE » de l’infatigable guitariste, compositeur et poète à ses heures Pascal Charrier. A peine sorti du festival Le Son des Peuples, il reprend son bâton de pèlerin et son nouveau concept intitulé donc Jazz Expérience. Un trio comme socle de base (ce soir avec lui la contrebassiste Leila Soldevila et le batteur Nicolas Pointard, des fidèles du Kami Octet) qui invite un quatrième musicien afin de multiplier le champ des possibles, terme que ne réfuterait pas Pascal Charrier qui nous parle de répertoire naturaliste. Ce soir, nous entendrons le trio seul. Mais c’est déjà à trois une expérience extensible qui repousse les limites de chacun pris isolément, où le guitariste continue son travail sur les paysages, inspiré par les saisons et la nature.
Au travers des compositions jouées ce soir, on reconnaîtra des thèmes abordés dans « Spring Party » du Kami Octet en 2017 avec « Le Passage des Pensées » et « Fleurs« , tandis que la composition « Terre Blanche » complète « Colors » écrit en 2014 pour le Kami Quintet Extension où on trouvait « Terre Grise« , « Terre Noire » et « Terre Rouge« . Très joli morceau d’ailleurs que ce « Terre Blanche » imaginé en regardant tomber les flocons qui se télescopaient de manière aléatoire. Pour un musicien, tout est source d’inspiration !
Nous entendrons aussi « Printemps » avec une suggestive ligne mélodique répétitive comme un chant d’oiseau lancinant, puis le plaintif et mordant « Animal blessé » qui lui succède où guitare et batterie se déchaînent tandis que la contrebasse gémit sous l’archet. « Feuilles Rouges » suggère l’automne sur les montagnes de Lure, tandis que « Rouille » évoque les carcasses de voiture autour des fermes où Pascal jouait petit. Le concert se termine, applaudi comme il se doit par un public conquis qui se voit offrir en rappel une magnifique ballade » L’Espoir ». Trois merveilleux musiciens accomplis, trois animaux sauvages comme Pascal Charrier s’est plu à dire, tout en interaction et sourires complices, sont venus partager leur univers avec nous ce soir et c’était cadeau.
Mardi 17 mai, le festival reprend de plus belle pour cinq soirs avec en ouverture le magnifique trio « YES IS A PLEASANT COUNTRY » que je n’aurais manqué pour rien au monde. Réunissant la chanteuse Jeanne Added, le saxophoniste Vincent Lê Quang et le pianiste Bruno Ruder, c’est un trio qui a déjà 20 ans, trop confidentiel à mon goût et qui mériterait plus de lumière. Passé à l’Ajmi en 2012 et entendu à l’Auditorium du Musée de la Musique lors de Jazz à la Villette 2015, j’avais été extrêmement séduite par leur musicalité et complicité. Un premier disque éponyme en 2010 sur le label « Sans Bruit » avait été encensé par la critique, nominé aux Victoires du Jazz 2011 et reçu un coup de cœur de l’Académie Charles Cros, reprenant des standards mais aussi proposant des compositions autours de poètes contemporains. Le tout baignant dans une atmosphère déjà fort poétique. Chacun est très demandé au sein d’autres groupes ou en leader, et pour la chanteuse, c’est une carrière plus pop rock électro qu’elle a choisi d’embrasser avec le succès phénoménal qu’on lui connait. Mais elle n’a pas oublié ses premières amours et ce soir elle y revient
Nous entendrons donc, dans le désordre, à nouveau un répertoire de standards réinterprétés superbement à leur propre sauce (« Good Bye » de Benny Goodman, « Ain’t Misbehavin’ » de Fats Waller, « I’ve Got You Under my Skin » de Cole Porter magnifiquement distordu, « I love You Because » écrit par Léon Payne en 1949 et repris par maints artistes, « Almost Like Being In Love » de Nat King Cole en rappel). Mais bien sûr des compositions de Vincent Lê Quang autour de poésies, dont l’éponyme et émouvant « Yes Is A Pleasant Country » sur un poème de E.E. Cummings et trois autres au saxophone soprano autour de poèmes de William Butler Yeats : les mélancoliques « Before The World (was made) » et « Three Things« , ainsi que « Down by The Salley Gardens » qui m’a presque fait penser au cantique « Amazing Grace« . Sans oublier des reprises de Jeanne Added, « Night Shame Pride » tirée de son disque « Be Sensational » où le ténor de Vincent Lê Quang se montre si déchirant, « Under The Cherry Moon » écrit par Prince et son père pour le film du même nom en 1986, d’une manière curieusement surannée et remise sous la lumière ce soir. En rappel ultime, ils termineront sur « I Will » des Beatles.
Un trio exceptionnel par sa rareté, sa pureté et son incarnation totale, voilà ce qu’il nous a été donné d’entendre ce soir. Jeanne Added nous montre à nouveau son éclectisme à travers ses choix et sa voix à la fois souple qui sait embrasser tous les registres et se montrer douce ou mordante, s’enroulant autour des voix de ses compagnons sans les éclipser. Bruno Ruder est dans une écoute parfaite laissant de la place au silence et à des notes suspendues que l’on écoute avec ravissement. Quant à Vincent Lê Quang, c’est un pur bonheur que de l’entendre; il ne joue pas du saxophone, il est son saxophone. Et c’est les yeux fermés que j’ai la plupart du temps apprécié ce concert en apesanteur.
Mercredi 18 mai, c’est le quartet de rêve « PRONTO » qui remporte tous les suffrages. Accompagnant les co-leaders Christophe Marguet à la batterie et Daniel Erdmann au saxophone ténor, on y trouve la contrebassiste Héléne Labarrière et le pianiste Bruno Angelini. Ce quartet poursuit le travail entamé il y a 15 ans par les deux premiers d’abord en duo (On se souvient du disque « Together, Together« ) qui au fil du temps ont trouvé l’équilibre parfait avec les deux derniers. Le disque sorti en février 2022 sur le label « Mélodie en sous-sol » du batteur et enregistré dans les studios Le Label Bleu à Amiens a mûri ces derniers mois de confinement et arrive à une maturité parfaite ce soir pour ravir nos oreilles. Ce sont donc quatre musiciens exceptionnels demandés de toute part qui vont nous délivrer ce message urgent: « Pronto! » la vie est courte, écoutez, sortez, profitez!
Écrites à parts égales par Christophe Marguet et Daniel Erdmann, les compositions seront présentées avec malice par le saxophoniste. Le son est parfaitement équilibré et c’est un pur bonheur de voir se dérouler dans l’ordre du disque les morceaux savourés qui prennent évidemment comme souvent encore plus de saveur en live. Un « Numero Uno » en entrée, puis « Tribu« , un des meilleurs plats de ce soir avec une section rythmique implacable entre Héléne Labarrière qui danse avec sa contrebasse et la justesse du tempo de la batterie; et que dire du pianiste qui nous amène sur un plateau une démonstration d’anthologie de sa virtuosité. Vous y rajoutez un ténor somptueux et l’extase arrive de suite! Et tout est bon dans « Pronto« . « Elevation » inspiré par le poème d’Eluard et composé par Daniel Erdmann nous maintient sur un nuage qui persistera toute la soirée suspendu au saxophone. Les anecdotes sur « Hôtel Existence » et « Pronto Presto » nous appellent à profiter du temps présent et c’est bien ce que l’on fait ce soir! Le solo de piano qui introduit « Soir Bleu » est superbe et la composition a été adoubée par Joachim Kühn en personne. Le spleen des musiciens partis longtemps en voyage est conjuré par l’énigmatique « D.E. Phone Home » avec un solo de batterie mémorable de trois minutes, tandis que le rappel se fait sur (ces) « Last Words » composé par le batteur.
Ce fut ce soir un concert joyeux et jouissif, plein de sensibilité, avec quatre artistes qui se sont effectivement bien trouvés et qui ont également trouvé leur son de groupe comme une danse symbolisée par la souplesse et l’interplay parfait des interprètes. Allez vite les écouter, vous en sortirez les yeux brillants et le sourire aux lèvres !
Jeudi 19 mai , c’est un pianiste new-yorkais extrêmement brillant en la personne de Jeb Patton qui prend le relais. Il s’est produit en trio avec le batteur autrichien Bernd Reiter et le contrebassiste français Fabien Marcoz, qui, s’ils ne sont pas ses accompagnateurs habituels, le connaissent déjà bien pour avoir souvent joué avec lui, en particulier avec le trompettiste Joe Magnarelli et le saxophoniste Dmitry Baevsky. C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’il a sorti en même temps que son dernier disque « Tenthish, Live in New-York » sur le label canadien Cellar Live, l’excellent duo « WeTwo » sur le label Jazz&People ; et tous les cinq, ils joueront le lendemain à Paris. Tous nagent dans le style hard-bop et post-bop. Influencé par McCoy Tyner très jeune, Bud Powell, Ahmad Jamal, c’est le saxophoniste Jimmy Heath qui lui a fait prendre vraiment conscience de son talent, lui qui avait une formation de piano classique au départ. Un pied dans le passé et un pied dans l’avenir, comme il le dit. Et cela explique son style fluide et élégant.
C’est donc sur l’excellent piano Steinway & Sons que le pianiste va nous jouer des standards revisités ainsi que quelques compositions personnelles qui majoritairement sont tirés de ses disques « New Strides » pour « If Ever I Would Leave You » et « My Ideal« , « Shades & Tones » pour « Holy Land » de Cedar Walton et « Orpheo’s Wish« , « Songs of the Saxophone » pour « Minority » du saxophoniste Gigi Gryce et les deux rappels « Alone Too Long » de circonstance et « Bird Feathers » de Cole Porter. Les solos de batterie très applaudis sont un peu longs à mon goût car provoquant une rupture dans l’écoute. Interprétation très cool de « Darn That Dream » repris par tant de musiciens après Benny Goodman où la contrebasse de Fabien Marcoz fait merveille, tandis que le « All God’s Chillun Got Rythm« , boogie de Bud Powell immortalisé par les Marx Brothers nous tire de la rêverie. Les « Prélude in F dièse majeur » composition personnelle très romantique et « You’ve got to be Modernistic » de James P. Johnson en solo mettent en valeur le jeu souple et les racines du pianiste tant dans le classique que dans le jazz des années trente. Le « Manteca » de Dizzie Gillespie repris par Phineas Newborn Jr terminera le concert sur un rythme afro-cubain très agréable.
Voilà donc une voix originale de piano new-yorkais de grande classe et fort plaisant, montrant la vaste panoplie de ce que recouvre le mot jazz qui s’ancre bien en amont de ce que l’on peut entendre actuellement et qu’il est fondamental de connaître.
Un solo de contrebasse, ça vous tente? Je suis quasi certaine que d’aucuns partiraient en courant. Mais si on vous dit que c’est Claude Tchamitchian qui en est le compositeur et interprète, là, vous tendez l’oreille, car sa réputation n’est plus à faire et c’est toujours palpitant d’entendre ce qu’il a à nous dire en tant qu’explorateur de nouvelles sonorités. C’est donc en première partie de la soirée du vendredi 20 mai que le public s’est pressé pour découvrir cet univers.
C’est son troisième solo après « Jeux d’Enfants » et « Another Childhood » et il s’intitule « In Spirit« , ces deux derniers disques étant parus sur le label Emouvance du contrebassiste. Claude Tchamitchian le portait en lui depuis un moment et en entendait les sonorités et les couleurs. Mais il lui fallait changer les accords en les faisant passer en quintes diminuées et pour ce faire, cela nécessitait une autre contrebasse. Et sans doute que le merveilleux contrebassiste Jean-François Jenny-Clark décédé en octobre 2018 a entendu sa supplique du haut du ciel, car par un concours de circonstances, la contrebasse de ce dernier lui a été confiée par sa veuve au bon moment et le premier concert en solo après trois ans de travail s’est déroulée juste 20 ans après le départ de J.F. Forcément un signe du destin, d’où le titre de ce disque.
Et c’est dans un silence quasi religieux que Claude Tchamitchian fait parler cet instrument dont il est dépositaire avec trois développements: « In Spirit« , « In Memory » puis un morceau dédié aux enfants plus léger « In Childhood« . Tout un monde s’est alors révélé à nous empreint de spiritualité dans le bel écrin de la Chapelle et sa sonorité appropriée. Qui pourrait croire qu’un instrument de musique soit aussi riche et parle autant? Le solo le met en valeur, lui qui est souvent en arrière en accompagnateur. Dans « In Spirit », l’archet est utilisé pour tapoter sur les cordes de manière répétitive ce qui amène vite un état de transe. Pour « In Memory », le contrebassiste sensibilisé à la musique arménienne a pris son inspiration au contact d’un grand joueur de kamancha (vièle jouée au Proche et Moyen Orient) Gaguik Mouradian. C’est une plongée en apnée sur un thème qui remonterait au dixième siècle transmis oralement. Un corps à corps amoureux se déroule devant nous entre le musicien et son instrument, avec deux archets: l’un pour les basses, le second pour les sons plus aigus et la voix. Claude s’empare littéralement de sa contrebasse, lui murmure un chant auquel elle répond avec des plaintes et des sons incroyables. C’est beau, c’est sauvage, c’est intime et le musicien n’en sort pas indemne. Le public surpris non plus qui y répondra chaleureusement par une salve d’applaudissements!
En seconde partie de la soirée du vendredi 20 mai arrive « LOUISE », concert inratable une fois de plus et je sens que je vais faire quelques jaloux (ses). Précédés par leurs réputations, le saxophoniste soprano Émile Parisien et son dernier opus en sextet sont déjà accueillis sur scène sous les applaudissements nourris! Il faut dire qu’il a réuni une formation all-stars puisqu’il est accompagné de Roberto Negro au piano, du guitariste Manu Codjia et de trois musiciens new-yorkais, le trompettiste Theo Crocker, le contrebassiste Joe Martin et le batteur Nasheet Waits. Sur cette équipe, il n’y a que Theo Crocker l’étoile montante du jazz d’outre-manche que je n’avais encore pas eu l’occasion d’entendre. J’ai connu Émile qui a fait ses classes à Marciac lorsqu’il a débuté à l’Ajmi entre autres, avec sa queue de cheval et déjà sa façon reconnaissable entre toutes de jouer du saxophone soprano, tant au son très personnel qu’à son attitude sur scène. Un personnage solaire, à l’énergie communicative, à l’écoute de ses compagnons qu’il n’éclipse jamais et qu’il sait mettre en valeur. Tout le monde l’adore. Ses projets fusent de toutes parts, un éternel sourire sur le visage.
Et voici donc la petite dernière, « Louise » née le 28 janvier (tiens! comme moi!) sur le label ACT, en hommage aux sculptures araignées de Louise Bourgeois, en particulier la plus spectaculaire visible à Bilbao appelée « Maman » et symbolisant évidemment la maternité. Le choix du trio américain était tout naturel pour le saxophoniste qui éprouve le besoin de revenir à la source de l’amour qu’il porte au jazz avec des musiciens rencontrés plus récemment. Alors que Manu Codjia et Roberto Negro sont de proches complices depuis longtemps et de merveilleux musiciens que je cours chaque fois écouter aussi quand ils passent dans la région. Le concert s’ouvre sur le titre éponyme du disque, enchaîne sur « Jojo », très inspiré par Ornette Coleman, en référence au pianiste Joachim Kühn qui avait repéré très tôt le talent d’Émile et ce fut d’ailleurs un vrai bonheur de les écouter à Junas en juillet 2017. Un « Memento » en trois volets suit, dédié à la mère d’Émile, une partie dense et très poignante, pièce maîtresse où chacun exprime son talent sous l’œil d’Émile qui les couve du regard. Un dernier morceau reprend le « Madagascar » de Joe Zawinul joué avec Weather Report. Entendu en juillet 2019 à Marseille au palais Longchamp et joué avec des membres du Syndicate, cette composition historique prend une autre tonalité post hard-bop avec la composition de ce sextet complice. Ovationné comme il se doit, le rappel se fait sur une superbe et mélancolique composition du trompettiste » Prayer for Peace » dans une entente quasi fusionnelle entre trompette et saxophone.
L’heure tardive et la chaleur ont eu raison de nous et c’est avec regret que l’on redescend sur terre, comblés par cette musique fougueuse et généreuse, avec en ce qui me concerne la découverte de ce fabuleux trompettiste et le régal jamais déçu à l’écoute des autres, le son si chaleureux de la guitare de Manu Codjia qui prend son envol par intervalles, la rythmique épatante de Joe Martin et Nasheet Waits et le piano si inventif et attentif de Roberto Negro. Un grand moment du festival assurément!
Et voilà la dernière soirée de cette édition samedi 21 mai! Avec en première partie le trio SUZANNE, un des quatre lauréats du 7e dispositif Jazz Migration avec Coccolite, Nout et le Charley Rose Trio. Suzanne, c’est un joli prénom (en référence à la chanson de Leonard Cohen) choisi pour mettre en avant leur référence à la musique folk et leur envie de jouer collectif, en mêlant la voix à deux instruments à cordes et un instrument à vent. Ce trio récent est né début 2020 de la rencontre entre le guitariste Pierre Tereygeol et l’altiste Maëlle Desbrosses, auquel s’est joint un peu plus tard la clarinettiste Hélène Duret . Tous trois ne sont pas des perdreaux de l’année: Pierre Tereygeol a déjà cette pratique du chant depuis longtemps, en particulier au sein du groupe Baa Box de Leïla Martial et du groupe XAMĀN. Tandis que Maëlle Desbrosses, compagne du violoncelliste Bruno Ducret désirait également poser sa voix au milieu de son parcours musical éclectique dans différentes formations. Quant à Hélène Duret, le chant a précédé l’apprentissage de la clarinette chez cette artiste également surdouée. Un premier EP intitulé « Berthe » et trois titres composés par le guitariste s’étoffe en concert d’autres contributions de ces dernières.
C’est donc un trio qui semble s’être trouvé tout naturellement et va nous interpréter un répertoire pour le moins original mêlant voix et instruments avec un côté plus chambriste que folk. Le concert commence avec « Étoiles Vivantes » composé par Pierre Tereygeol, suivi d’une composition d’Hélène Duret inspirée par La Société du Spectacle de Guy Debord, puis d’une autre de Maëlle Desbrosses, avant de continuer avec « Her Place Near The River » (Premières paroles de la chanson Suzanne de Léonard Cohen) en trois tableaux. « Where is Frank » toujours écrit par le guitariste est un hommage (déguisé) à Frank Zappa.
Une jolie reprise de » Satisfied Mind » terminera ce concert sur une charmante pirouette folk finale mettant encore plus leurs voix en valeur.
Avec cette musique chambriste avant-gardiste certes, mais qui rafraîchit le discours, Suzanne nous a emmenés sur des chemins de traverse où voix et instruments se sont entrelacés pour former un seul langage anticonformiste, méritant bien leur distinction Jazz Migration parrainée par Jazzèbre.
En seconde partie ce samedi 21 mai voilà le dernier projet de la saxophoniste Géraldine Laurent qui fait se terminer le festival en apothéose avec ce « COOKING » fort épicé et très relevé au goût inimitable! J’avais eu l’occasion d’écouter et photographier lors de l’édition 2016 du festival, le projet précédent « AT WORK » avec les mêmes protagonistes, à savoir autour de la saxophoniste, le pianiste Paul Lay, le contrebassiste Yoni Zelnik et le batteur Donald Kontomanou. Une équipe de choc, récompensée par une Victoire du Jazz 2020 pour ce dernier repas de fête, paru sur le label Gazebo en octobre 2019 et produit par le pianiste Laurent de Wilde. La patte Géraldine Laurent, c’est quelque chose! Un groove incomparable traversé par les influences de Coltrane, Dolphy, Parker, Hawkins et surtout Sonny Rollins, et servi par une section rythmique épatante la suivant au plus près et un accompagnateur hors pair en la personne de Paul Lay qui sert les plats avec virtuosité (malgré la fatigue palpable par ses bâillements et les yeux qu’il se frotte souvent) Le quartet était en travaux et à présent il passe en cuisine comme le dit Géraldine avec humour pour nous amener quelques mélodies culinaires fort goûteuses.
En apéritif poivré, ce sera « Next« , suivi de la jolie ritournelle « Another Dance » présente sur « At Work ». En plat de résistance, la vie de bâtons de chaise des musiciens est évoquée à travers le doux « Day Off« , mais aussi le piquant et leste « Room 44 » se terminant avec son mélancolique solo de piano improvisé sur le même thème qui explose en final. Tandis qu’un endiablé et goûteux « Cooking » éponyme met le feu en cuisine. Le concert se termine avec une petite poire pour la soif sur « Boardwalk« , allusion aux promenades en bois des bords de Deauville, entamée sur un joli solo de contrebasse. Un dernier verre en rappel pour la route sera servi sur la belle reprise de « Good Bye Porkpie Hat » de Charles Mingus en hommage à Lester Young et son chapeau.
Saluons ce travail d’équipe succulent avec une cheffe étoilée et ses stars de cuistots qui nous a régalés du début à la fin, mais pas repus, car nous aurions bien prolongé le festin tard dans la nuit. Un feu d’artifice final bien apprécié du public dans la chaleur quasi estivale de cette édition 2022 qui fera date.
Que les organisateurs soient vivement remerciés et tous les techniciens, en insistant encore sur le son qui fut absolument parfait.
Florence Ducommun, texte et photos