Jones Jones, toile de feu

Jones Jones : Larry Ochs (ss, ts), Mark Dresser (b), Vladimir Tarasov (dms).
Poitiers, Confort Moderne, 14 avril 2022.

Les Pictaviens ont décidément de la chance, mais ils ne semblent pas la mesurer tout à fait; nous le ferons pour eux. Idéalement située entre San Francisco et Vilnius, comme toutes les villes de France à cette échelle, Poitiers n’avait d’autre concurrente que Paris pour recevoir ce printemps un tel trio. Faut-il rappeler les parcours individuels de Larry Ochs, Mark Dresser et Vladimir Tarasov ? Ce serait décliner quelques-uns des plus beaux chapitres de ce que le jazz a produit ces quarante dernières années, mais ce serait une fois encore réduire ces personnalités musicales à une page de leur histoire (le Rova quartet, celui de Braxton, le trio Ganelin) quand il nous est offert de la vivre au présent. Ce présent, il nous était donné, après le passage du trio Malaby-Sanchez-Rainey, de le prendre en quelque sorte par les deux bouts. Au « monologue à trois » décrit ailleurs [1] répondait, avec Jones Jones, une version alternative et originale du mode conversationnel plus établi pour ce type de formation.


Mark Dresser jouait ce soir-là sur un magnifique instrument de location au coffre gigantesque, épaules tombantes sur un opulent fondement ; il avait consacré bien de son temps disponible à l’apprivoiser. Tarasov disposait quant à lui d’une timbale rutilante, indispensable pour faire sien le set mis à sa disposition, une Sonor aux toms augmentés de bongos. L’éclairage avait posé sur le visage de Dresser le masque d’un Woody Allen sérieux et concentré à la stature de géant. Tarasov, nimbé de lumière, la bouche entrouverte, rayonnait doucement d’une mine inspirée. Ochs, en californien convaincu, s’avança pieds nus dans des sandales de cuir, verres fumés rouges, profil caprin, pince remarquablement souriante sur le bec de son ténor. Dresser a quadrillé sur son instrument le domaine des harmoniques, en a dressé l’équivalent d’un tableau de Mendeléïev. Combinant en permanence son jeu d’archet à l’attaque et la course des doigts, il joue en maître des sortilèges. Diaprures, irisations, ici un slap, là un bref galop de pizz, la forme s’élabore dans le détail, lance des axones parcourus de l’influx dont tressaille l’entier de la musique. Cette fine résille tissée à la contrebasse trouve un écho immédiat dans l’ample déploiement de Tarasov, aux mailloches plus souvent qu’à la baguette et volontiers aux deux. Par le geste d’un Matisse musicien, ne dissociant jamais le rythme du timbre, il lève des tonnerres lointains, de tendres grondements, tire une rumeur de foule d’une cymbale mise à tourner sur une peau dont la tension est mesurée au pied. Orchestrateur plutôt qu’artificier, sa battue de s’impose pas, elle entretient avec souplesse ce fort courant d’énergie, l’accompagne sans le diriger ni le canaliser, l’enrichit, le magnétise en douceur. De l’un à l’autre, les idées circulent à une vitesse folle, à peine émises déjà reprises sitôt relancées, mais si discrètement qu’il faut une attention soutenue pour n’en pas laisser perdre. C’est donc dans cette profusion, cette forêt de perches à saisir, que Larry Ochs pénètre en explorateur tour à tour prudent et audacieux. Par bribes, il se risque pas à pas. Sa voix rugueuse, calcinée, n’a rien de péremptoire, il ne discourt pas, se tient dans un registre fragmentaire, opte pour la répétition de formules brèves, lacunaires, pétries à même le non-dit, les modèle, triture sans qu’elles prennent forme définitive, aphoristique. Pour autant, rien là de timide. Tout en labourant obstinément son aire, toujours ardent, il peut être explosif. C’est un feu, un incendie dont les flammes lèchent patiemment une masse dont à la fin il ne restera rien, d’où partent des fusées qui le propagent. Dans le temps qu’il œuvre, ce feu lui même est œuvre, et fascinante : ses flammes sont comme des ébauches qui surgissent et disparaissent, se retirent, se corrigent, érigent en place de ce qu’elles consument un brasier rougeoyant, où pulse la couleur. On y distingue des formes éphémères, un monde d’agitation qui pourtant conserve son unité de feu. Ainsi, sous un aspect segmenté couve un foyer harmonique qui concentre le jeu du saxophoniste – une concentration transposée à l’échelle du trio qui permet à la musique de déployer sa forme à partir d’un noyau en lente mais continuelle métamorphose, souvent retenue, parfois accélérée, toujours subtile. La toile tissée par Dresser n’y est pas pour rien : elle ressemble par la variété des modes de jeu, leur combinaison acrobatique, précise et inventive, à la toile asymétrique d’une araignée sous psychotrope emperlée des ondées de Tarasov, où se prendrait Larry Ochs, faisant vibrer tous ses fils. Nous-mêmes, pris à notre tour, n’adopterions-nous pas alors, mimétiquement tout oreilles, cette sensibilité arachnéenne d’un organisme aux huit pattes et autant d’yeux, sa voracité faite écoute, à l’affût dans l’ombre de la salle ?

Dans un entretien pour Jazz Inside Magazine [2], Ken Weiss interroge le saxophoniste sur l’empreinte laissée par Albert Ayler sur son propre jeu : Larry Ochs, se réécoutant à distance, se souvient d’avoir senti ses cheveux se dresser à l’écoute d’un enregistrement réalisé dans une grotte de la Dordogne préhistorique [3], mais aussi dans d’autres contextes – notamment avec Jones Jones. Surtout, depuis cette position déprise, redevenue réceptive, le frappe avant tout la nature du jeu collectif qui lui importe le plus. C’est justement cela que nous entendions. Laissons donc conclure un célèbre pianiste – dont le nom pourrait ici surprendre : « La musique après tout est sincère ; ne mettez donc pas en doute sa signification. Ce qu’elle vous fait sentir ou expérimenter est précisément ce qu’elle est. Elle n’est ni plus ni moins que cela. »

texte Philippe Alen
photos Jean-Yves Molinari


[1] Voir notre précédent article : Malaby/Sanchez/Rainey: Un trio au point triple

[2] https://tinyurl.com/2p9bjd9c

[3] En duo avec le batteur Gerald Cleaver : Songs of the wild cave (Rogueart, ROG 84, 2016).

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