« Offering »
évocation de Coltrane, à l’occasion de la parution du concert inédit, « live et temple university » – Philadelphie 11 novembre 1966
Assis sur une chaise, l’homme nettoie un saxophone ténor, magnifique corne de cuivre, orné de volutes de fleurs gravées, or jaune, instrument complexe, couvert d’un enchevêtrement de tiges argentées, de clapets de cuivre incurvés, de coussinets de cuir, de clefs nacrées, de courbes voluptueuses, qui en font un objet mystérieux.
L’homme le regarde avec amour, son visage respire la bonté, son regard doux exprime la compassion, ses gestes sont lents, précis, il essuie l’instrument comme une caresse, une immense sérénité se dégage de lui.
Maintenant, ses sourcils paraissent soucieux, il fixe le saxophone et semble l’interroger du regard, attendant une réponse qui ne vient pas, l’instrument reste muet, cet objet ne peut parler, et pourtant il aimerait tant qu’il réponde à ses questions, depuis des années qu’il cherche cette vérité qui pourrait le libérer, le délivrer de ses tourments, de ses souffrances, de ses blessures.
Il porte le bec du saxophone à sa bouche, ses dents pince l’anche sur l’embouchure, ses lèvres enveloppent sensuellement l’embout de métal argenté, ses doigts se posent sur les touches nacrées, ses pieds écartés sont profondément ancrés au sol pour libérer l’énergie, son corps légèrement arc bouté en arrière, facilite sa respiration, l’instrument suit le mouvement rythmé de son ventre et de ses poumons, il inspire profondément, expulse la colonne d’air qui remonte en pression de son plexus jusqu’à sa bouche.
Un flot discontinu se met à couler de la corne, comme une source intarissable, une ample vibration qui enivre immédiatement, qui hypnotise les sens auditifs, les modulations s’accélèrent, le courant prend de la vitesse, s’enroule pur et fluide autour de rochers, devient torrent, tumulte bouillonnant en chutes, l’eau s’engouffre dans une cavité rocheuse, et jaillit en contrebas en cascade.
Le torrent gronde, roule des rocs de pierres, rythme incessant, une chute gigantesque déverse des cascades de notes, des sons doubles et triples se superposent en nappes, s’entrechoquent, produisent des sons multiples, la furie des eaux, la furie des sons qui dévalent de cette montagne et de cette corne, se déversent dans l’immense lit du fleuve, au milieu de cette forêt, vierge de ces sons nouveaux, vierge des millions de mètres cubes de notes qui irriguent les sens.
Il est pris d’une transe qui le grise, le transporte dans sa fougue jusque dans un océan modal, emporté par des vagues, il échappe à la noyade, puis échoue sur une plage où épuisé il s’endort.
Il rêve d’un volcan, il rêve de lave incandescente en fusion, il rêve d’éruptions, il rêve des forges géantes de Vulcain, il rêve de tambours aux des peaux larges comme des voiles de navire, il rêve d’une immense lyre aux fils d’aciers tendus entre les arbres d’une forêt, il rêve de cordages vibrant de notes graves dans une caverne, il rêve qu’il joue d’une corne géante de Minotaure, pour trouver désespérément le chemin de son labyrinthe sonore, il rêve de géants musiciens qui jouent avec lui de ces instruments surnaturels, sans limites, il rêve d’amour fou, d’engagement passionnel pour créer un monde musical nouveau, comme au premier jour, il rêve d’une quête musicale mystique, il rêve d’une musique que les hommes et les dieux n’ont jamais entendue.
Il rêve de ses géants, il les voit, il les appelle, « Elvin…McCoy…Jimmy… ! ».
Léger foisonnement de percussions, résonances de brousse africaine, imperceptible voix douce appelant une mère, congas portant un chant plus affirmé sur la pulsation rythmique d’Elvin, contrebasse de Jimmy résonnant telle une calebasse, incantation aux ancêtres portée par les cornes des deux ténors, John et Pharoah déchirent l’air de vibrations plaintives, cris éraillés de souffrances d’esclaves qu’on arrache à leur terre, clarinette basse d’ébène, vibrant de sa mémoire africaine, congas hypnotiques, le piano de McCoy entame un chant initiatique enivrant sur son clavier d’ivoire, balancement perpétuel et tellurique d’Elvin, ode à la mère nourricière, « Kulu sé Mama » révèle la genèse, la source créatrice, l’origine du chant et du son.
Oracle, Vigil scrute le ciel, l’interroge de ses incantations, Elvin terrien, tribal, frappe les peaux et le cuivre, libère la mémoire des tambours millénaires, explose les rythmes comme une charge de guerriers Dogon , catapulte Coltrane dans sa course éperdue, éclairs aveuglants, tonnerre qui gronde, déflagration de foudre qui claque, profusion de notes qui se déversent de la corne, présent aux ancêtres.
Quand sur la scène du Penthouse de Seatle, Elvin Jones et Jimmy Garrison, introduisent le tempo lent et hypnotique, de « Out of this World », batterie et contrebasse pulsant puissamment, quand McCoy Tyner, plaque au piano ses accords aux couleurs modales, quand John Coltrane, porte le bec de son saxophone à sa bouche et commence à chanter le thème sublime dans son ténor, quand la beauté de son chant se transforme progressivement en cri, flux atonal, quand la puissance d’Elvin se déploie dans une polyrythmie au swing intense, quand John explore toute la tessiture de son instrument, quand il triture et malaxe les sons, comme un sculpteur travaille la roche ou la glaise, quand McCoy orne son jeu de grappes de notes harmoniques et mélodieuses qui tempèrent la fureur de John, quand Jimmy tel un barreur garde le cap du navire, avec cette beauté acoustique puissante et boisée, le soprano plonge dans une cascade de notes sur aigu, stridentes et vrillées, ultra-rapides, quand il revient à la tonalité du thème au ténor, qui sonne comme une nostalgie poignante et désespérée, Coltrane sait qu’il a trouvé ce qu’il cherchait dans ses rêves, depuis cinq années avec ces mêmes compagnons, il sait qu’il a trouvé des réponses, mais que sa quête n’est pas terminée alors qu’il ne lui reste que deux années à vivre, il sait qu’il va devoir trouver d’autres géants, pour l’aider à explorer les méandres inconnus de l’atonalité, dans son labyrinthe, mental, spirituel, humain et musical, avant qu’il ne s’échappe hors de ce monde.
Comète qui traverse des espaces sonores sidéraux, vers Mars, Jupiter, Vénus, Saturne, propulsé par les profusions rythmiques éclatées de Rachid Ali, Coltrane s’éloigne de l’espace terrestre qui freine sa quête, pour chercher des réponses dans la fureur d’une galaxie de sons inouïs à la déchirante beauté, puis la sérénité dans un chant apaisé, telle une offrande, « Offering ».
Christian POUGET