What about ?

Bopp / Santacruz / Tocanne

​CHRISTIANE BOPP (tb), BERNARD SANTACRUZ (b), BRUNO TOCANNE (dr)

IMR/Les Allumés du Jazz

Date de sortie: 18/12/2024

« What about ? » Simplement la musique. Un « simplement » qui manifeste le grand art.

Seize pièces d’une minute ou deux, parfois moins, rarement plus, dont l’ensemble forme une manière de suite à l’ancienne, pourtant ni allemande ni française. Pas non plus suite de danses, mais suite quand même pour ce qu’à l’exception de son ouverture, prise sur les chapeaux de roues, comme pour se débarrasser – magistralement, une fois pour toutes – de cette virtuosité-là, précision dans la vitesse, profusion enlevée, énergie ravageuse, les quinze suivantes exploreront cinquante nuances du calme, de la retenue, d’une forme de sagesse plongeant au fond des âges.

Trois « sensibles », pour reprendre le maître-mot de Luc Bouquet dans son beau texte d’accompagnement, qui se connaissent bien, se sont retrouvés pour accomplir ce que sans doute ils pressentaient, le plein cycle d’une floraison que rien n’entrave, et surtout pas l’indéracinable dilemme de l’écrit et de l’improvisé. Ici, on ne se pose pas la question car elle se boucle sur elle-même, reversant en permanence l’un dans l’autre comme les deux modalités d’une même éclosion. D’un bout à l’autre ces pièces tantôt toutes pétries de tendresse, moins lentes qu’abîmées dans le temps, tantôt méditations à l’oeuvre, s’appellent, voire s’enchaînent comme les perles d’un collier sans fil que seules retiendraient une affinité d’ordre chimique plus que psychologique, une liaison fondée sur un partage d’électrons. Le trombone assume sa voix de « dessus » sans s’imposer, pulpeux, délicat, capiteux, la contrebasse ouvre des voies, précise des passes parmi les courants que multiplie une batterie toujours suggestive, jamais impérative. Rarement comme avec Christiane Bopp, qui n’eût pas déparé une section ellingtonienne, on éprouve le vertige d’un dire sans paroles que l’on pourrait aussi bien recevoir comme une parole sans dire. Son timbre, modelé comme un baiser, exprime une pure vocalité et par là achève dans le chant le parlando continuel qui sous-tend un « discours » qu’on peut, tout du long, suivre à la note. Aussi, c’est au pied de la lettre qu’il faut entendre ce Triologo, qui nous parle sans rien dire. Le logos en effet estaffaire d’articulation, comme une chaîne de montagnes parle au géographe, une formation nuageuse au météorologue. En cela, ses partenaires sont idéaux : Santacruz aux doigts de harpiste (Parallélébipède), au jeu associant en des constructions arachnéennes un art de dentellier aux visions matériellement solides d’un architecte utopiste ; Tocanne procédant de même, baguettes et mailloches aériennes, dessinant des arabesques de martinet, des figures évanouies sitôt que suggérées, ou encore trottinant comme un chat sur un plancher de bois brut (Interlude 3).

Libre, cette musique l’est, détachée des diktats de l’expressionisme, du minimalisme comme de celui du concept. Douceur et sensualité n’apparaissent pas davantage comme le fruit d’une décision. Si Odyssée il y a, c’est qu’un faible grondement sourd, traversé de reflets,de luisances dresse un horizon lointain. La menace n’est pas immédiate ; elle tient néanmoins à distance l’idée d’un confort douillet. Cette douceur, cette sensualité apparaît plutôt comme un défi, une réponse à la violence du jour par la simple affirmation, en acte, de leur possibilité : la preuve, nous la tenons. Itiner(r)ances, la dernière pièce, le laisserait entendre. Dans sa longue pédale, fouettée, absolument étrangère au creux artifice auquel elle est si souventravalée, dans les modulations du trombone qui, une fois encore, joue de la voix qui demeure suspensive, transparaît cette inquiétude. Dans sa parole muette, parfois même animale, on perçoit l’invitation de Nietzsche, « à élever la lecture – ici l’écoute – à la hauteur d’un art (…) qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne »  : j’entends la faculté de ruminer »1… Ruminer, interpréter. La musique a besoin d’interprètes – et donc, de « sensibles », toutes antennes déployées. Ils sont trois. « What about ? » :la musique, simplement.

Philippe Alen

1F. Nietzsche, Avant propos à La Généalogie de la Morale.

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